vendredi 25 septembre 2015

La mauvaise fréquentation

 
La mauvaise fréquentation.

— J'aime pas du tout tes fréquentations imaginaires.

Ce devait être un mardi, elle avait mis son foulard bleu vif. Elle remuait nerveusement sa cuillère dans son café. Alors qu'elle n'avait pas même pas mis de sucre. Ce n'était pas bon signe. Julie Vignon de Courcy, elle, laisse son sucre fondre dans le café pendant qu'elle reste là, songeuse. Et c'est beau. Mais Alice qui touille son café sans raison, c'est mauvais signe. Un peu comme un train qui arriverait à Hadleyville.

Vraiment pas du tout. C'était marrant au début, mais tu commences à m'inquiéter Alek. J'ai l'impression que tu ne fais plus la différence.

Accoudé au comptoir, je voyais Louis en train de s'enchainer son quatrième pastis de la matinée. Louis avait pris l'habitude de mettre une ceinture et des bretelles. Je n'aimais pas trop Louis. Je n’ai aucune confiance en quelqu’un qui porte à la fois une ceinture et des bretelles. En quelqu’un qui doute de son pantalon.

Tu es en train de te faire bouffer la tête avec ses conneries. Est-ce que tu m'écoutes au moins ?

Elle avait posé sa cuillère sur la table et a bu son café d'une seule traite. Je sentais qu'il fallait que je dise quelque chose. C'était peut-être vrai ce qu'elle me racontait après tout. Est-ce que je ne suis plus capable de faire la différence ? Est-ce que je crois vraiment que tout ça est vrai ? Dites Mrs Torrance, est-ce que Danny est là ?

Je ne dis pas que je ne suis pas sensible à l'effort, mais trop, c'est trop, tu comprends ?

Mais elle se trompait surement. Je sais bien moi ce qui est réel. J'ai encore des sensations, des souvenirs. Ça avait commencé comme une plaisanterie. Après le troisième rendez-vous, elle m'avait avoué qu'elle aurait aimé un peu d'imprévu dans sa vie. Que je manquais un peu de fantaisie ! Qu'elle aimerait plutôt sortir avec un homme comme Georges Kaplan, mais si, tu sais, Cary Grant dans North by Northwest. Voilà un type qui même pris dans une machination dont il n'a pas idée s'en sort toujours et de manière de plus en plus improbable. Elle disait qu'elle aimerait que sa vie ait plus de péripéties. Que je devrais essayer.
Fais-le ou ne le fais pas, mais il n'y a pas d'essai. C'est bien connu. C'est même elle qui me l'a appris. Et je voulais revoir Alice. Alors le lendemain, ça n'avait pas trainé. Je m'étais gominé les cheveux, j'avais mis un costume, et je l'avais emmené sur le terrain de l'aéroclub du coin pour lui refaire la scène de l'avion. Qu'est ce qu'on avait ri avant de se faire jeter par le gérant.

Je veux dire, oui, c'est impressionnant, mais regarde toi, franchement, ça devient carrément n'importe quoi. Faut que tu réagisses, Alek.

On a rapidement pris le pli. Ça me plaisait bien aussi faut dire. Dans le métro, on descendait toujours à la prochaine. Quand on passait par la gare, on croisait trois types qui attendaient et dans ces trois types il y avait trois balles. Paris était tout petit pour ceux qui s'aimaient comme nous de ce si grand amour et quand on se rendait chez un copain à une demi-heure de chez nous, on y était en dix minutes. C'était pratique. Mais c'était un jeu.

Je vais te dire Alek, je sais pas si je vais pouvoir continuer comme ça.

Tant qu'elle ne l'a pas clairement dit, ce n'est pas fini. Jusqu'ici tout va bien. Mais je sais bien que l'important c'est pas la chute, c'est l'atterrissage. Qu'est ce que je peux lui dire ? Que c'est de sa faute ? De la mienne ?

Je sais pas quoi te dire. J'ai adoré galoper avec John T. Chance, partir sur les routes avec Robert Kincaid, enquêter avec Marlowe, et danser avec Andy Miller. Mais je crois que ça t'a un peu trop atteint.

Atteint, mais pourquoi atteint ? Je sais bien moi que dans l'ouest, quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende. Je n'avais pas vraiment le choix, elle n'aimait pas Alek alors je suis devenu cette légende. Forcément, l'acclimatation a été difficile. Travis Bickle ne pouvait pas s'empêcher de demander à la boulangère si c'était bien à lui qu'il parlait, Vito Corleone faisait des propositions que le guichetier de La Poste ne pouvait pas refuser, et Paul Volfoni n'arrêtait pas de demander au patron s'il y avait de la pomme dans son vitriol. Mais bon, on s'adapte quoi.

Je ne sais plus qui tu es, Alek. C'est dur pour moi, tu comprends.

Une larme coule le long de sa joue. Ça me fend le coeur. Et personne pas même la pluie n'a de si petites mains. J'ai envie de lui dire de ne pas faire ça, mais les mots restaient bloqués dans ma gorge. Moi qui croyais qu'on était les fils de pute les plus chanceux du monde. Non, je ne comprenais pas. Je sais bien que je n'avais pas besoin de courir le monde après mon destin comme un cheval sauvage. Mais elle l'avait voulu. J'étais maintenant taillé dans l'étoffe dont on fait les rêves.

Je suis réel, tu comprends ça ? Je suis réel, et toi…

Et moi, quoi ? Je suis quoi ? J'existe pas peut-être ? Puis exister, après tout ça ne veut rien dire. Le coup le plus malin que le diable n’est jamais fait c’est de faire croire à tout le monde qu’il n’existait pas. Je suis juste allez un peu plus loin.

Toi tu es devenu évanescent, tu apparais en vingt-quatre images par seconde. Tu es en deux dimensions, c'est perturbant pour les gens, comprends-le. Toutes les quinze minutes, je vois la brulure de cigarette du projectionniste en haut à gauche de ton épaule. Merde, Alek, tu me parles en digital surround, tu te rends compte ?

Et alors, c'est pas mieux ? Certes, ça rend certaines choses un peu plus complexe. Quand j'entends du Wagner, j'ai envie d'envahir la Pologne, et j'admets qu'au petit matin, mon appart a des relents de napalm, mais on s'y fait non ? Et puis j'ai trouvé un chouette job à la cinémathèque. Tu en voulais du rêve, tu en as.

Je ne sais pas ce que je vais faire.

Je suis devenue un personnage de film. Voilà. Je me suis réveillé un matin, imprimé sur pellicule. Mais est-ce que ça veut dire que je ne suis pas réel ? Après tout, je t'aime, je suis fidèle, je suis un homme de paroles, courageux, romantique et j'embrasse comme un dieu. D'accord, je n'existe pas. Mais bon.

Personne n'est parfait.





mercredi 23 septembre 2015

Chantecler Syncopé


Réponse à un appel à texte sur le thème du grand chant. Je reconnais que c'est un peu bizarre mais c'est le but.  Comme d'hab', hésitez pas à laisser un petit mot.


Chantecler Syncopé

« Tu vois bien [...] que le jour peut se lever sans toi »
Chantecler, Edmond Rostand




...sieds toi donc, j'voudrais pas que tu t'engourdisses comme une carpe devant l'bon dieu, non mais, vas-y, vas-y j'te dis, pose-la ta question ! Et crains pas de me faire de la pouille, hein, j'ai tellement emmanché ces derniers temps qu'y a pas des caisses que j'engrange plus. Comprends donc bien qu'c'est pas toi, l'periot, qui va m'donner la claque. Alors oui, tel que tu m'vois je suis à l'essor, j'ai l'coeur chiffon. Je lustre plus comme avant, c'est sûr. Assieds-toi là, j'te dis, près du gourbil. Pis au moins, je s'rais rassuré quant à la contagieus'té. Des fois que j'aurais choppé la métaphysique. On est pas à l'abri, dis-toi.
Oui tu vois bien qu'ça va pas si mal. J'm'emballe toujours, je cause trop haut, c'est donc que ça s'rait pas si grave que t'y penses t'y. Et puis tu crois quoi hein, l'bec en blanc ? Que moi le marquis de La-Braille-sur-Morgue, le chevalier de la luette, Monseigneur de Sept Fois dans la Bouche et Sans les poches, je me suis tari ? Tu crois que je coule plus de source, c'est ça ? Moi, qu'on appelle Galilée, parce qu'elle tourne, dit Mange-trottoir, dit Festin-nu, dit l'Abreuvoir, tu y pressens, ou bien quoi ? J'ai toujours la tête à l'envers et l'monde en vrac.
Alors de quoi que tu me blablates, j'suis armaturé. D'équerre et au fil à plomb. Pis en vrai, si tu l'oses pas pousser ta question, j'vais l'faire pour toi. Tu t'encrasses de pas savoir par quoi le monde tient. Ou par quels fils, par quelles tortues, éléphants ou mastodontes. Tu te dégoises al' vertical'. T'as l'bidonnant en cale sèche, et tu sais plus quoi donc t'y faire pour qu'ça's'passe. Alors je t'le dis de tout go et sans vers hein ! Ça passe pas, moi qui suis là depuis une quinze de décadre, je peux t'l'asséner glorieux. C'est-y pas tant grave hein. C'est lassitude des fois mais saleté de lasseté. Y a pas grand-chose pour lutter contre l'azimut. Y a des zingues qui m'ont armuché que j'étais dans l'erreur. Mais ils entravent que dalle. C'est que j'ai d'la limpe, moi.
Mais trêves de billeverseraine. Toi, tu te demandes pourquoi que je cause en rond. C'est simple. Je fais tenir le monde. Si je m'arrête de parler, tu passes à l'attrape. Vérité, je repeins pas le tableau en noir pour le plaisir. Mais si je m'arrête de blatérer, ben y a tout qui s'arrête. Comment je le sais ? Tu te sapes comment dans tes tréfonds ? C'est des choses qui se savent, c'est tout. J'espère que tu me respires bien quand j't'annonce ça.
Le zig qu'a dit qu'au début était le verbe, ben il avait pas tort. On construit nos illusions sur nos mots pis c'est tout l'tintouin. Ça vaut bien un chapeau en Espagne et de la bulle de savon en sine qua non. Parce que t'as beau médire, comment l'atmosphère tiendrait sans que je luis souffle dans sa gueule hein ? L'air de rien peut-être mais l'air c'est moi. La sphère aussi. Banco todos et tutti quanti. Pourquoi tu deviens agitation d'un coup ? Quoi ?
Qu'est-ce que t'essaye de boxonner ? Je dors pas bidouillé, moi, j'suis raide dans mes bottes. Tu aim'rais me faire croire que le jour se lève sans moi ? T'es bien un givre, tiens qui crois-tu t'y que tu l'abuses, s'pèce de merle.
Tu veux me faire croire que l'alouette et l'rossignol ne créent pas leur nuit en plein jour ? J'ai pas l'air, mais j'ai la manière et l'éducation, moi m'ssieur !
Ça y est, tu t'engrosses mal, et tu veux décave. Normal. Ça se fait commac et c'est toujours la rengaine du pareil. T'adoucis pas donc, et trace ton pavé. Tu trouveras bien le bout de la rue. Le monde est juste après. Bandonne moi donc, c'est l'habituelle. Normal.
Ciao frangin, garde-toi d'angine, et va faire tourner la mappemonde. Moi je reste affilé à ma langue pour faire dans la préservation. Je devrais être une espèce protégé avec mon auditorium à ciel ouvert.
Tiens en v'la un autre de valet d'paille. Du genre à s'embraser au premier feu de détresse. Du genre à rechercher le slang de derrière son noeud de pendu. Mais qu'il s'approche et ce sera tout suite une autre paire de vis. Il est en maladie, ça se lorgne bien sur sa tenue. Un bout de zinc en fond de mémoire peut-être. Comme l'autre il voudra savoir, comment que je crée mon foin et comment que je l'engrange. Faut bien de ça pour que ça tourneboule comme il veut. Tiens donc, il se ramène avec sa question en ci-devant.
Salut, vieille branche, comment qu'ça va. Chanteclerc, dit clair-de-lune pur l'espoir, dit l'fredonneur, dit Six-sur-sept vu que je suis jamais là le dimanche. Faut bien laisser au Dab son jour de gloire. Alors, t'as une question ? Pas de souci, j'ai tout mon temps. A...

mercredi 9 septembre 2015

Cent mètres à deux mains

Cent mètres à deux mains
ce qu'on peut faire à une seule.



Dans un bureau. Deux hommes s'ennuient fermement.
Entre leurs deux bureaux, une pile de documents d'environ trois mètres de haut s'entasse. Un conduit dissimulé plus haut crache de temps à autres une nouvelle feuille qui va se poser sur le tas déjà conséquent.


UN : Pfiou ! Encore un document à classer.
DEUX : Oui, ça n'arrête pas en ce moment.
UN : A se demander ce qu'il font là-haut.
DEUX : Si ça se trouve, ils nous balancent tous ces document sans même les lire.
UN : Ça, ça ne m'étonnerait pas d'eux.
DEUX : C'est pas pour être mauvaise langue, mais j'ai pas l'impression qu'ils font grand-chose à l'étage du dessus.
UN : Oui, ça me paraît évident. Il nous est impossible de classer tout ces documents au rythme où ils arrivent.
DEUX :  Ils doivent sans doute s'entrainer pour les jeux olympiques de la procrastination.
UN : Brusquement inquiet Vous croyez ?
DEUX : Bah oui sans doute. En tout cas, vu leur rythme de glande, je pense qu'il pourrait y prétendre.
UN : Ah merde !
DEUX : Mais pourquoi vous vous mettez dans un état pareil. Ce n'est pas si grave après tout.
UN : C'est à dire que... Moi aussi je m'entraine.
DEUX : Vous vous entrainez ?
UN : Oui.
DEUX : A quoi ?
UN : Mais à la procrastination, voyons. Moi aussi, je vais tenter les jeux mondiaux cette année. Et si ceux du dessus s'y mettent, ça va pas être gagné.
DEUX : Alors comme ça, vous procrastinez ? Je dois vous dire que je n'ai rien remarqué. Vous faites ça depuis longtemps ?
UN : Je dirais deux mois environ, à temps plein. Et depuis au moins un an, cinq ou six heures par jour.
DEUX : J'aurais vraiment jamais cru.
UN : C'est à dire que ma spécialité à moi, c'est la procrastination furtive. Procrastiner sans se faire remarquer. Le catimini, quoi.
DEUX : Et bien chapeau, mon cher. Je ne m'en étais pas du tout aperçu. Vous êtes très bon.

Trois nouveaux documents descendent par le conduit.

UN : Oui mais vraiment, je crois que je suis pas au niveau, par rapport à ceux du dessus.
DEUX : Allons mon cher, allons ne vous faites donc pas tant d'idées noires. Puis avec le boucan qu'ils font, je ne suis pas sûr que il réussissent l'épreuve de catimini.
UN : Oui vous avez sans doute raison. De toute façon cette année, la concurrence sera rude. Il faudra compter sur les Corses, les Espagnols, les Portugais.
DEUX : Les Portugais ?
UN : Oui, ils ont failli  remporter le championnat l'année dernière. Ils avaient réussi toutes les épreuve de retard en bâtiment. En tout cas, c'est ce que prétendaient les juges.
DEUX : Ah bon !
UN : Oui des entrepreneurs triés sur le volet qui jugeaient de l'avancement des travaux. Ils ont tranché en faveur des Portugais.
DEUX : Ah bon, il me semblait que les Russes pourtant avait l'air mieux qualifiés.
UN : C'est parce qu'ils sont toujours bourrés. Alors forcement, ça aide dans le fait de ne rien faire mais ça n'annihile pas complétement la volonté formelle de ne rien faire.
DEUX : Et les Japonais ?
UN : Ah eux, ils n'arrivent jamais à rien. Ils se sont complétement vautrés dans les épreuves de retard de courrier et de mail à envoyer de toute urgence. Ils ont fini dix minutes après le coup d'envoi. Alors que l'avant dernier a quand même fait l'effort de terminer en plus de six heures.
DEUX :  Et le premier ?
UN : Trois jours je crois.

Dix nouveaux dossiers tombent lourdement sur la pile.


DEUX : Vous croyez qu'ils s'entrainent pourquoi ? 
UN : Peut-être la recherche d'excuse pour devoir non rendu. En général c'est une épreuve qui fait du bruit.
DEUX :  Ah ?
UN : Oui comprenez, les participants sont tenu d'être le plus convaincant possible. Alors forcement, ça tempête, ça hurle, ça menace. Pour prendre l'ascendant sur le juge. Même si la méthode Bartleby fait beaucoup mieux ses preuves, ça reste une technique extrêmement difficile nécessitant un sang-froid et un moral à toute épreuve.
DEUX :   Et ça consiste en quoi ?
UN : Quand un examinateur lui demande de faire une tâche, il répond simplement « I would prefer not to ».
DEUX :   Élégant et efficace.
UN : Oui, c'est sûr. C'est un anglais qui a mis ça au point. Mais c'est difficile.

Cinquante nouveaux dossiers tombent.

DEUX :   Oulala.
UN : Oui, je vous plains.
DEUX :   Me plaindre ? mais pourquoi ?
UN : Tout ce travail à faire. Ça me fait mal rien que d'y penser.
DEUX :   Oh mais je vous arrête tout de suite. Je ne vais pas classer ces dossiers.
UN : Ah bon mais pourquoi ? Vous avez autre chose à faire ?
DEUX :  Ah mais non ! Je profite simplement des mes privilèges de champion du monde. Et j'attends que le travail se fasse tout seul.
UN : Vous, champion du monde ?
DEUX :   Oui, cinq fois d'affilé.
UN : Mais comment...
DEUX :   Oh c'est bien simple, le jour de la compétition, je ne me pointe même pas aux épreuves. Et je n'ai qu'à venir le lendemain pour récolter mon prix.
UN : Astucieux.
DEUX : Oui. J'ai simplement utilisé le principal atout de la France pour ce genre de compétitions.
UN : Et c'est ...
DEUX : La suffisance.

lundi 7 septembre 2015

Une photo

A Antoine

      Quand, assis à mon bureau, je lève les yeux, je vois, accroché au mur, la photo d'un copain.

   C'est vrai que cette phrase n'a l'air de rien comme ça. Vaguement bancal au niveau du rythme. Certainement sans intérêt. Ce n'est pas une façon de commencer un texte. Pourtant les faits sont là. Je n'y peut pas grand chose. Quand, assis à mon bureau, je lève les yeux, je vois, accroché au mur, la photo d'un copain et c'est comme ça.
   Pour comprendre l'intérêt de cette phrase,  il serait nécessaire que je fasse preuve de précision. Il est des soirs comme ça où l'on ne peut plus se contenter de l'habituel brume où notre esprit s'engoue. De la très vague réflexion dont on se satisfait paresseusement. De la facilité qui nous pousse à réfléchir plutôt demain peut-être si le temps le permet.
   Non. Ce soir, j'éprouve le besoin de devenir précis. Alors une photo finalement, c'est un point de départ comme un autre. Ça a l'avantage d'être au moins un peu net. Ou au moins de proposer un cadre. On décrit ce que l'on voit, le plus précisément possible, et ça ira mieux.
   Voilà.
   Quand, assis à mon bureau, je lève les yeux -ce qui m'arrive à chaque fois que je me mets à divaguer- je vois, accroché au mur, la photo d'un copain.
   Quand je dis la photo d'un copain, je ne veux pas dire que la photo représente un copain mais plutôt que c'est une photo prise par un copain. Il faudrait sans doute que je vous parle du copain, des circonstances, du contexte général. De ce que représente la photo aussi. Puis que je fasse étalage des conclusion que j'en ai tiré. Oui. Comme ça ce serait bien. Ce serais plus logique. Mais je ne sais pas si ce soir, j'ai tellement envie d'être logique. Parce que finalement, je ne sais pas si la logique à grand chose à voir la-dedans. Mais il faut essayer. La photo est bel est bien en face de moi et il va bien falloir que j'en tire quelque chose.

   Disons d'abords qu'elle est en noir et blanc. Je ne sais pas finalement si ça sert le propos mais ça donne au moins un certains cachet à l'œuvre. Pardon, à la photo. Le copain m'en voudrait que je qualifie ses œuvres d'œuvre. C'est que les copains aussi ont leur susceptibilités qu'il faut ménager même si on a envie d'être précis. Surtout d'ailleurs quand on a envie d'être précis. Et il serait regrettable que - à force de vouloir préciser-  ma relation amical avec ce copain en pâtisse. A préciser des choses, on remue ce que l'autre a voulu cacher dans ses méandres. Et je sais bien que personne n'aime trop que l'on remue ses méandres. Il faut que je m'attache à rester concentrés sur mes propres méandres - ce qui demande déjà une certaine somme de boulot- plutôt que de me mêler des méandres des copains. La précision c'est compliqué.

   Donc une photo en noir et blanc, prise il y a environ neuf ans, au milieu du printemps, au Népal, et offerte par le copain quelques six mois plus tard à la fin de notre année de colocation contre une affiche récupérée dans la rue dont j'étais alors le propriétaire. L'affiche représentait la photo bien connu - en noir et blanc elle aussi- d'un vieillard et d'une petite fille possiblement tsigane - sans certitude - mais en tout cas dépenaillé en train de regarder au loin. En haut à gauche de l'affiche, on pouvais lire : La pauvreté n'est pas un délit, laisser quelqu'un à la rue est un crime et devais être signé par le Secours Populaire ou Action contre la faim. A vrai dire, je ne m'en rappelle plus très bien. Mais j'ai besoin de précision. Si, ça me reviens. Fondation Abbé Pierre en guise de signature. Je m'en souviens maintenant. A vrai dire quand je vois la photo du copain, je revois aussi cette affiche qui trônait dans notre salon. Pourtant la photo ne présente pas tant de similitude avec l'affiche. A part le noir et blanc. Et encore. Si le noir et blanc devait être un facteur commun, on en n'aurait pas fini avec les amalgames. Et justement, je ne veut pas amalgamer mais préciser. Donc il faudrait dire que quand je regarde cette photo, je vois aussi, cette affiche juste derrière. C'est comme ça.
   Donc une photo troqué contre une affiche qui me tenait à cœur trône au milieu du mur face à mon bureau. La photo représente un paysage que l'on ne distingue pas puisqu'il s'agit essentiellement d'un paysage de ciel brumeux. Ce qui avec le flou, crée surtout un aplat blanc non identifiable. Pas de montagnes, pas d'horizon, rien. Si je n'avais pas su par le copain que la photo avait été prise au Népal à la fin de la guerre civile, je n'aurais jamais pu le deviner. Oui parce que c'était pendant la guerre civile de 2006 au Népal. Je le sais parce que le copain me l'a raconté et que je me rappelle à l'époque avoir suivi les informations népalaises pour la seule et unique fois de ma vie. Ça  n'est donc pas représenté sur la photo mais dans l'immensité du blanc, on peut, à sa convenance rajouter les images de la guerre et de la souffrance népalaise que mon copain a également ramené mais qu'il ne m'a pas laissé puisque je n'avais plus d'affiches à lui troquer. Et puis l'aplat blanc permet de toutes les afficher d'un coup.
   La photo représente aussi au premier plan, toujours un peu flou, et dans des tons très noirs, très contrastés, à gauche sur sur toute la longueur un tronc d'un arbre, dont on voit les feuilles tomber sur la largeur du haut et ses racines grandir sur celle du bas. Ce qui donne à cette photo - qui, au centre, est rempli de ciel laiteux, je le rappelle - un cadre dans le cadre. Un cadre ouvert sur la droite. Un espoir d'évasion, ou une fuite en avant si on prend le sens de lecture occidentale.
   Je dis fuite en avant parce que c'est comme ça que mon copain m'expliquait, avant de partir, l'importance de son voyage au Népal. Il voulait faire sa fuite en avant, ne pas construire ou vivre ce qu'il vivait sur le moment mais partir loin s'ouvrir, pour s'oublier un instant.
   Je ne dis pas qu'il a raison. Mais quand je vois ce cadre dans le cadre lorsque je divague à mon bureau, et bien j'entends encore cette argument qu'il m'avait asséné pendant les quelques mois qui précédèrent le départ. Je vois cette ouverture sur la droite, et je vois la fuite en avant.
   Je distingue dans cette arbre, dans ce cadre, l'appartement que nous partagions alors, sous les toits, le plafond variant entre deux mètres et quarante centimètres de hauteur selon où l'on se plaçait dans la pièce ou dans la chambre. Pour ma part, j'avais décrété qu'un matelas à même le sol de ce coté-ci de ma chambre ferait une très bonne couche et permettrait une utilisation optimal de mon espace alloué. Et, malgré quelques réveils en sursaut qui ont contribué à me faire une tête dur ou cabossé, je n'en ai pas démordu pendant cette année de colocation. Je vois dans ces feuilles menaçantes ce fameux plafond, et j'imagine au dessus le toit de l'immeuble auquel nous avions accès et les soirées passées à contempler la rumeur de la ville.

Enfin dans ce cadre inachevé sur la droite, sur ce fond de brume indéfinissable, au centre de la composition on distingue sans le moindre doute, une silhouette humaine. Cette silhouette est celle - vu sa corpulence et sa taille - d'un enfant. Probablement un garçon. Je dis probablement parce que d'une part on ne distingue pas son visage, et que d'autre part je me dois d'être précis et d'exposer mes doutes également. Donc la silhouette d'un probable garçon jouant à conduire un cerceau avec un bâton. Ce jeu, désuet dans nos régions, me renvoie sans peine aux souvenirs de mes lectures de jeunesse où l'on me montrait des enfants de mon âge en train de jouer à de tels jeux. Ce jeu m'évoque mon père, qui parfois entre ses silences, laissait entendre qu'il fut lui aussi un jour un enfant bien que je peinais à le croire.
   Ce qui est particulièrement marquant dans cette photo, c'est que l'enfant et le cerceau ont été pris dans un moment de grâce, presque aérien. En effet, ni l'enfant, ni le cerceau ne touche le sol. Preuve en est, le fin liseré blanc que l'on distingue entre les racines et les pieds de l'enfant et du cerceau. Et il court, non pas vers le tronc à gauche mais bien vers l'ouverture à droite. Ces deux éléments me rendent ce personnage presque irréel. Je vois cette photo comme un temps suspendu, un acte gratuit, précieux. Un moment juste.
   Et je crois que cette enfant qui fuit en avant, le cerceau à la main, l'attitude insouciante et espiègle que je lui prête dans ce contexte de guerre civile au Népal, n'est rien d'autre en fait que le portrait en silhouette de mon copain. Et qu'à chaque fois que je vois ce petit bout d'homme, je repense à mon copain. A ses souvenirs de voyages qui furent tant d'espérances - à défaut d'expériences - pour moi. A ce qu'il me racontait des hôpitaux de Katmandou en pleine guerre civile qu'il a pu visiter lors de sa crise d'appendicite à la fin du voyage. Je vois dans la clarté du ciel népalais les vallées désertiques en Turquie où l'on peut vivre en troglodytes. Je vois dans les racines les copains qui me portent, ceux qui me racontent leur souvenir de Marrakech, de Brasília, des favelas, du carnaval. Je revois trop brièvement, dans les racines des arbres celui qui est partie vivre chez les Papous. Et celui là qui me racontait la force du vent islandais, cet autre qui me disait la sècheresse et l'amour de Ouagadougou. Je les revois tous, avec leur images, leurs sons, leurs odeurs qu'ils portaient avec eux. Et surtout leurs fuites en avant, le cerceau à la main comme seule arme contre la brutalité du monde.


Voilà, pour être précis, on dira que quand, assis à mon bureau, je lève les yeux, je vois le monde. Et puis un peu d'espoir là sur la droite.

mercredi 8 juillet 2015

Never Mind The Bollocks


Don't know what I want but
I know how to get it
I wanna destroy the passer by


Johnny Rotten, Anarchy in the UK


Ivy avait attaché ses cheveux. Je crois que c'est ça qui m'a d'abord intriguée. Parce qu'Ivy aimait bien en général garder ses cheveux détachés. Elle disait avec une pointe de mépris envers moi qu'il fallait qu'elle les mette en valeur. Que c'était ce qu'on avait de plus beau, de plus attirant. Moi je m'en foutais bien. J'emmerde l'apparence. Mais c'est vrai que je la préférais avec les cheveux dénoués. Elle était devant l'armoire et cherchait quelle tenue elle allait porter ce soir. Chaque fois c'était le même cirque. Cette robe qu'elle trouvait trop ceci, cette combi qu'elle trouvait trop cela. Et puis surtout cette moue caractéristique de vague dédain comme si rien n'était assez bien pour elle alors qu'elle aurait pu tuer pour ses fringues achetées à prix d'or. Mais pas ce soir. Ce soir, elle jeta son dévolu très rapidement sur une robe bleu pâle, assez sobre ne la mettant pas spécialement en valeur. Oh putain, j'avais zappé la date.


Nancy était sur le lit, le casque sur les oreilles en train d'écouter sa musique de sauvage. Elle me jetait un regard en coin de temps en temps alors que j'étais en train de me préparer. Je sais qu'elle a oublié la date de l'Option. Elle a été recalé et je ne sais même pas pourquoi. Après tout on est née en même temps. On a suivi globalement le même parcours. Alors il n'y a pas de raison. Vu comme elle me regarde maintenant, je crois qu'elle a compris. C'est les cheveux peut-être. Elle n'aime pas trop quand je les attache.


Ivy m'a regardée un moment. Je me suis levée, elle m'a prise dans ses bras. J'ai horreur de ça mais aujourd'hui je crois qu'elle en avait besoin. Puis elle m'a souri et elle m'a dit que t'en fais pas ça va aller. Ivy m'énerve souvent mais j'ai besoin d'elle. Et je sais que c'est réciproque. Putain d'Option. Ivy y croyait dur comme fer jusqu'à ce que sa pote Raphaëlle d'une année de plus qu'elle ne passe l'Option de manière catastrophique. Moi j'avais compris depuis longtemps mais je crois que ça lui a fait un choc. Putain, elle s'est retrouvée parachutée en usinage et amour constant alors qu'elle avait des doigts de fée pour la couture et le dessin. Je crois que c'est à ce moment-là que Ivy a commencé à avoir des doutes. On nous disait qu'avec ça la société serait plus juste, que l'Option c'était la garantie d'une juste répartition des tâches, des compétences et des besoins. Que en plus, ça annihilait la peur de l'avenir. Oui, je comprenais. Mais je savais déjà que c'était des conneries.


Nancy était une idéaliste. Pas moi. Nancy avait passé un temps fou à me convaincre que l'Option était une abomination. Que c'était nous priver de la seule rare liberté qu'il nous restait. Moi, j'étais pas d'accord. C'est comme ça que ça fonctionnait, on y pouvait pas grand chose. Fallait s'y faire c'est tout. Aux dernières nouvelles, Raphaëlle n'était pas si malheureuse. Elle disait même qu'elle était enfin rassurée dans la lettre qu'elle nous avait envoyée. Ça avait mis Nancy dans une rage folle. Elle l'avait traité de tous les noms et puis moi aussi. Mais y a rien de mal à vouloir connaître son avenir pour éviter l'angoisse. Je crois que c'est ça qui embêtait le plus Nancy. Qu'en refusant l'Option, elle se condamnait aussi à l'angoisse. Je sais que Nancy repensait à tout ça dans la voiture de Papa. Quoi qu'on en dise Predicthab avait amélioré la condition de l'être humain du XXIIème siècle. On avait vu ça en Histoire. Avant, l'angoisse était partout, tout le temps. Maintenant, grâce à l'Option, on allait pouvoir vivre sans le poids du futur sur le dos. Nancy avait le trac pour moi, c'est tout. Juste un moment un peu intimidant à passer.


Ivy était assise à l'avant, moi à l'arrière comme toujours. Papa faisait la conversation. C'est à dire qu'il parlait seul. Il parlait de son Option à lui, de la peur et du soulagement qu'il avait ressenti après les résultats. De ce que ça avait de formidable quand même d'être fixé une fois pour toutes. Ivy souriait poliment. Putain je sais pas comment elle faisait. Elle se dirigeait droit vers le pire moment de sa vie et cette connasse souriait. Papa a toujours défendu l'Option comme étant le plus grand progrès humaniste jamais institué. Après tout c'est ça qui lui avait permis d'avoir deux filles formidables – en disant ça, il avait jeté un œil dans le rétro pour me faire sentir qu'il me trouvait aussi formidable malgré certains désaccords comme il disait-. Mais je ne suis pas aussi formidable qu'Ivy. Elle n'avait jamais dérogé à la règle, elle courrait maintenant vers son avenir, le sourire aux lèvres. Et Papa qui ne cessait de sourire. Quel con.


Papa ne s'est jamais rendu compte à quel point Nancy le détestait. Je ne sais plus trop quand ça a commencé. Peut-être quand Maman est partie de la maison. Nancy lui en a voulu de n'avoir pas essayé de la retenir. Le fait qu'elle parte n'était pas prévu par l'Option. Enfin pas officialisé. Apparemment, Maman a voulu expérimenter son Option prime. C'est rare, mais ça arrive. Mais Nancy n'a pas accepté que mon père n'ait pas voulu expérimenter lui aussi. En même temps, elle ne se rend pas vraiment compte de ce que ça veut dire. C'est même plus du confort mais une certitude de vie qu'il faut envoyer en l'air pour expérimenter. C'est pas si simple. Mais Nancy a pris le parti de Maman. Je crois que quel que soit le tirage de son Option, elle se débrouillera pour vivre son option prime ou même double prime. Ne serait-ce que pour emmerder le monde.


On avait visité le consortium comme tous les élèves de troisième cycle mais venir un soir de cérémonie d'Option, c'est pas la même chose. Tout brille de mille feux. Il y a des centaines et des centaines de gens. Tout en paillette. J'avais déjà vu à la télé des cérémonies de l'Option mais en vrai c'est quand même différent. Je crois que Ivy est tombé sous le charme directement. Papa à son bras, elle est rentrée fièrement. Elle est allée saluer tous ses camarades. Qui sont aussi les miens. Sur trois cent quarante-sept membres du troisième cycle de l'état de New Virginia, seulement quatre d'entre eux -dont moi- ne seront pas soumis à l'Option sur cette session-là. On ne sait jamais vraiment pourquoi pour certains, l'Option est ajournée. Ce qui est sûr, c'est que Ivy va se faire avoir en beauté dans ce bâtiment semi-fictif sous les applaudissements de la foule et surtout de son père. Je le vois d'ailleurs qui me fait signe de les suivre. J'arrive Papa. Je vomis derrière la caisse et j'arrive.


Plus que quarante minutes avant que la cérémonie ne commence. Je vois Nancy quatre rangs derrière moi. Nous, les aspirants sommes sur les deux premiers rangs, on n'a pas le droit de se mélanger. Il y a de l'excitation dans l'air. Pourtant Nancy à l'air plus mal que jamais. Elle n'a jamais réussi à accepter le principe de l'Option. Et surtout le catéchisme déterministe lui faisait horreur. Nancy est comme ça. Elle ne croit pas qu'on puisse avoir un seul avenir. Elle est idéaliste. Moi pas. C'est peut-être pour ça qu'elle ne fait pas partie de cette première sélection de l'Option. L'idéalisme est assez mal vu. J'espère qu’ils ne vont pas l'envoyer dans un centre de rééducation. Je sais pas si Papa si opposerait. A vrai dire on a jamais vraiment bien su ce que c'était que son Option à lui. Il paraît naturel que cela reste intime, après tout. Mais c'est vrai que c'est étrange que cette intimité, ma future intimité soit exposée au grand jour. Nancy joue avec son bracelet en cuir, signe de nervosité. Ça ne devrait plus tarder maintenant. D'ailleurs le présentateur est déjà sur scène.


Garp Thorn monte sur scène sous les Vivas de la foule. Très sûr de lui, il salue, fait quelques clins d'œil complices et finit par s'immobiliser dans un rond de lumière dessiné par une poursuite. Ce qu'il va dire pour commencer, je pourrais le réciter par cœur. Enfin par cœur. C'est surtout Ivy qui le saurait. Elle qui passait son temps à regarder ce bellâtre à la télé faire l'astrologie du jour, et pire à noter fiévreusement tous les paramètres. Tous les numéros et symboles à prendre en compte cette semaine. Nancy me le faisait souvent son discours : Mesdames et messieurs, bienvenue et bonsoir. Aujourd'hui, grâce à la science, la prédictibilité de l'avenir devient tous les jours de plus en plus sûr. Et ce soir, mesdames et messieurs, c'est la cent cinquante-troisième session de l'Option. Un spectacle faramineux qui demandera votre participation. Les trois cent quarante-trois jeunes gens présents auront besoin de vous. Car je vous rappelle le principe. Les cartes vont parler par ma voix puis ce sera à vous de voter pour la prédiction qui vous semble la plus correcte par rapport au candidat. Et grâce à vos votes, tous ces jeunes gens se débarrasseront enfin de l'angoisse pour pouvoir entrer dans l'avenir gaiement. Mais il est temps de commencer. Alors jeunes gens…


Quel sera votre avenir ? J'aurais pu réciter ça par cœur tellement je le connaissais. Nancy détestais ça, que je me précipite chaque jour pour suivre les prédictions de Garp Thorn. Elle le trouvait mielleux. Et pire je crois qu'elle ne pouvait pas supporter qu'il puisse avoir raison. Un jour en cachette, je lui avais noté les prédictions de sa semaine. Le dimanche, je lui avais montré les résultats en lui demandant si c'est bien ça qui s'était passé. Elle est rentrée dans une rage folle. Elle m'a hurlé dessus, m'a demandé de ne jamais recommencer ces conneries avec moi, elle a menacé de me frapper et papa est intervenu. Elle n'a pas voulu me parler pendant trois semaines après cet incident. Pourtant, je savais moi que tout ce qui avait été prédit été vrai. Je l'avais bien vue embrasser Nelson Hodgkin. Et ça, Garp Thorn l'avait prédit. C'est peut-être ça qui l'avait à ce point énervée.


Allez, c'est parti pour cette putain de cérémonie. Je vois Ivy qui tend le cou en avant afin de mieux voir le premier candidat s'avancer sur le plateau. PredicHab, c'est toujours la même histoire. Le mec monte sur scène, le vieux gominé lui fait tirer des cartes d'un tarot ancestral qui à priori daterait du XIXeme siècle et c'est parti pour le numéro de grande épate. On lui tire quatre cartes. Ensuite Garp se met à pérorer en mode médium en pleine crise de mysticisme et puis il finit par proposer trois interprétations du futur de ce mec qui se réaliseront. Et grâce à la démocratie prédicitve, on passe d'abord un petit film sur la vie de ce mec et puis ensuite les techniciens de PredicHab simulent une espèce de montage de sa vie future. Lui avec son chien. Lui atteint de leucémie mais entouré de personnes aimantes. Lui découvrant le principe Roswell-Berstein. Lui à la piscine, au bowling, en train de manger des gaufres. Lui et ses avenirs probables. Et c'est alors qu'on rentre en scène. Nous, les habitant de Certenrion, la ville de PredicHab, la ville de l'avenir comme il l'appelle ici. Quel cynisme. Notre rôle maintenant c'est de voter pour l'avenir le plus « probable » de ce type parmi les trois proposés. Et celui qui retiendra le plus de suffrage deviendra son Option principale. La seconde l'Option Prime et la dernière l'option double prime. L'option principale est celle qui se réalisera. C'est grâce, disent-il, à l'intelligence collective. Intelligence collective, mon cul. Une belle connerie surtout.


Plus que trois aspirants avant mon tour je commence à appréhender un peu. Elyssa s'est vue attribuer comme option mère de famille au foyer en grande dépression après son troisième enfant mort-né. Le public interrogé part Garp Thorn justifiait cela par les moments extrêmement heureux avant, et sa fin rapide. De toute façon, ce sont les cartes qui décident. Je ne sais plus bien ce que je fais là. Je jette un coup d'œil à Nancy. J'aimerais tellement qu'on échange de place maintenant, ce jeu ne m'amuse plus du tout.


C'est le tour de Ivy. J'ai peur pour elle. Elle monte sur l'estrade. ce salopard de Thorn l'embrasse sur ses deux joues. Pourriture va. Ça y est, elle tire les cartes. Je prends une grande inspiration.


Je me retrouve face à la foule. Garp Thorn me dévisage et annonce d'abord la projection de mon résumé puis celui de mes trois options. Nancy en face de moi me regarde intensément. Je ne sais plus quoi faire, je suis paralysée.


Ivy et Nancy dans leur baignoire à huit ans. Ivy et Nancy en train de manger une glace. Ivy et Nancy en train de se battre. Nancy qui triche en regardant sur la copie de Ivy. Ivy mécontente que Nancy embrasse Nelson Hodgkin. Voilà ce que je suis en train de regarder dans le résumé. D'ici on ne sait pas trop d'ailleurs qui est Ivy et qui est Nancy. C'est normal. On a changé de rôle tellement de fois. Même papa ne nous distingue plus. Voici la présentation des Options. J'ai peur.


Nancy et Ivy en train de faire du vélo. Ivy amoureuse, Nancy en fauteuil roulant définitivement tétraplégique. Ou bien Nancy et Ivy en train de se disputer; La courageuse Nancy qui veut sortir Ivy de l'enfer de la drogue où elle est tombée. Puis la courageuse Ivy devant une tombe. Ou bien la plus si courageuse Ivy, en Magistrate supérieure de la cour de Certerion en train d'envoyer Ivy en taule pour le meurtre de Garp Thorn. Voilà ce que je vois.


Nancy me regarde. Non pas Nancy, Ivy. C'est Ivy sur scène. Àforce de changer je ne sais plus trop bien où j'en suis. Ivy me regarde, comme elle ne m'a jamais regardé. Et c'est là que j'ai compris. J'ai pas pu m'empêcher de crier un grand « Non ». Ça lui aurait plu comme effet dramatique.


Je regarde Nancy. Je refuse. Nancy avait raison. J'entends Thorn dire des trucs mais je n'écoute rien. Je toise la salle. Puis sans même y penser, avec le plus grand naturel du monde, j'ai fait un pas hors de la scène. Par le devant de la scène. Une scène de trente mètre de haut.


La salle est vide depuis longtemps maintenant. Les ambulanciers ont retiré le corps de Nancy. De Ivy pardon, c'était Ivy sur scène. Moi on m'a laissée là. J'ai fait comprendre à papa que je ne bougerai pas. Il est en train de parler avec les ambulanciers en dehors du théâtre. Sans doute pour les convaincre de m'administrer un calmant. Je m'en fous. Ce soir je me casse. Je sais pas où ni comment mais je me casse.

J'ai laissé un message à Papa. Sur un des murs du théâtre. J'ai tracé deux mots avec le sang d'Ivy.

No future.

lundi 25 mai 2015

Sonate N°12 dites La dent creuse

Inspiré d'un rêve un peu chelou. Le texte est dans la même veine.

La rage de dents on peut pas dire que ce soit comme une balade printanière dans une forêt norvégienne un matin d'avril frissonnant. Ça non, c'est sûr. Parce que dans les balades norvégienne ben au moins t'as le vent frais sur ton visage, et l'odeur du pin dans les narines, et la caresse des rayons du soleil sur ta peau. Alors que la rage de dent, t'as juste mal.
J'aurais du aller en Norvège plutôt que de me réveiller ce matin là. Avec une douleur comme j'en avais rarement connu. Sentir sa gencive prendre la taille de l'ile de Guernesey n'est certes jamais agréable, et la sensation de napalm dans la bouche n'est pas là pour aider non plus. Mais je crois que ce qui me perturbait le plus, c'était ce bourdonnement incessant et inhumain qui ne cessait jamais.
C' est donc à pied et avec la plus grande peine du monde, que je me rendis chez le chirurgien dentiste le plus proche qui se trouva être par chance, également un spécialiste de l'oreille. Il était inscrit sur la plaque en fonte en bas de l'immeuble : « Docteur Bilvesé, chirurgien Cacodontiste, ORL, tailleur pour dame et Comte de Moi-Descraques. Suture au fil blanc, cautérisation au fil rouge. » Et tout en bas, en guise d'épitaphe pour cette plaque immémorial : Si vis pacem, part à Nogent.
Rasséréné par un tel curriculum, je me retrouva quelques instants plus tard dans le bureau du Docteur Bilvesé :
  • Alors jeune homme, que vous arrive t-il ? m'apostropha-t-il d'un air jovial malgré mon nerf veule.
  • Et bien docteur, j'ai mal, répondis-je simplement
  • Oui, oui, oui, très bien. Nous allons voir ça, n'est-ce pas ? se nounoya-t-il alors.

Après m'avoir installé dans son fauteuil de dentiste, ses doigt dans ma bouche grande ouverte, il fit la moue, puis alla chercher un stéthoscope et entreprit d'écouter ma dent cariée avec la plus grande attention tout en hochant la tête de haut en bas, puis de bas en haut, en cherchant, me semblait-il,une forme de cadence. Une fois cette étrange entreprise fini, il me fit relever et me regarda d'un air grave :

  • C'est bien ce que je pensais ! me dit-il de cet air qu'ont les médecins lorsqu'ils vous annoncent que vous êtes en phase terminal d'un cancer de la tuberculose du myocarde. Vous souffrez d'une réappropriation dentaire dans vos cavités creuses accompagné d'un syndrome de romantisme juif-allemand, ajouta t-il en expert
  • Et ça veut dire quoi, docteur ? M'enquis-je prestement mais sans alacrité.
  • Vous avez simplement un squatteur dans votre carie qui joue du Mendelssohn au violoncelle toute la journée, simplifia-t-il
  • Et c'est grave, docteur ? balbutiai-je
  • Mais non voyons, ça aurais pu être pire, voyons. Il aurait pu jouer du Wagner. me rassura t il compatissant.

On ne peut pas comparer le vertige de l'incompréhension qui vous mène dans les profondeurs abyssales de votre conscience à une une soirée de dégustation de wahoo ou de mahi-mahi sur une plage de Bueno Aires. Parce qu'au moins sur les plages de Bueno Aires, il y a du poisson frais à la place des docteurs qui vous affirment que vous avez un gars dans la dent. Un gars qui vit sa vie, qui joue du violoncelle, qui se fait du thé peut-être, alors que je supporte pas ça. Un gars à thé dans ma dent gâtée, faut le faire quand même.

  • Quoi mais comment c'est possible docteur ? m'exclamai-je avec la profonde naïveté des patients en phase terminale, des enfants de moins de six ans devant les merveilles du monde et des chercheurs en physique quantique quand ils rencontrent une nouvelle sous-dimension de la matière pouvant potentiellement provoquer l'ouverture d'un trou noir.
  • Oh, vous savez comme ces choses là arrivent. Il a du profiter d'un jour où vous n'étiez pas là pour se faufiler. Vous n'avez pas laisser votre dent à l'abandon pendant un temps par hasard ? soupçonna t-il.
  • Non ! Enfin je ne crois pas, me remémorai-je. Je ne savais même pas que c'était possible, conclus-je.
  • Vous savez avec la négligence des gens de nos jours, tout est possible. Et puis, il faut reconnaitre que ces gens-là sont véritablement sans gêne. La moindre opportunité qui passe, et ils s'y accrochent comme une punaise de lit sur un buffet Henri II, si vous me permettez cette expression. Et pour les arracher et bien après, c'est tintin, milou-t-il
  • Mais docteur comment vais-je pouvoir m'en débarrasser ? éructai-je
  • Et bien, il n'y a pas trente six solutions, soupira-t-il en levant les yeux au sol. Communiquez avec lui. Essayez de le convaincre d'aller ailleurs. Sinon faites appel aux force de l'ordre pour qu'ils le déloge à la lacrymogène et revenez me voir après pour les éventuels dommages collatéraux, souria-t-il. Mais en tout cas, ce n'est plus du domaine médicale. Ça vous fera 25 euros. Mais je vous laisse en prime le stéthoscope pour pouvoir communiquer avec lui, promût-il.
  • Parce qu'il m'entends ? m'effrayai-je en remettant mon chapeau.
  • Ahahah ! Dit-il en portuguais. Mais parfaitement parfaitement. Allons, à vous de jouer maintenant ! me jeta-t-il a la porte.

Une fois dans la rue, maussade comme un marin breton, déconfit, comme un canard laqué, et curieux comme un Horace, je pris le stéthoscope et l'approcha de ma mâchoire. J'entendais maintenant très nettement le deuxième mouvement de concerto pour violon de Mendelssohn.

    • Euh, bonjour, risquai-je assez peu sûr de moi.
    • Rah ! V'la cézigue ten donc. Tu me marasme depuis un paltoquet de caisse mon ci-d'ssus, répondit une voix dans le creux de ma dent.

Aucune trace dans sa voix d'un relent d'ail ou de culpabilité. Et bien que communiquant avec une langue étrange, et bien ma foi, il communiquait et c'était déjà pas mal.

    • Sans vouloir paraître malpoli, puis-je vous demander ce que vous faites là ? Et puis vous êtes qui d'abord ? raillai-je de mauvaise humeur.
    • Je me pèle John Jonojowitz MacJohanensson, d'après ma déclinaison original,se présenta t-il. C'est de l'islandais matinée de polonais écossais. C'est-y qu'ça explique mon parlouche, si tu gosebille bien ce que je t'armuche. Je pensais pas te faire trop de tort. Et pour le Cello fané, c'est-y-dire que j'ai le concert dans moins de trois decadré et qu'il faut bien que je fasse ma repasse quand même se répandit-il en confusion. Mais te mets pas les coudes dans les mollets, je suis d'bon voisinage, d'équerre. J'en fais pas plus de cinq à heure par jour pas avant dix heure mais pas après vingt-deux heures idem. Le reste de la périodicité, t'auras beau laminer ton tympan, tu ouïeras pas un pas, assurance. Je suis plutôt un cheminot discrétion, enorgueillie-t-il.
    • Mais, c'est ma dent, vous n'avez pas le droit ! m'apoplexiai-je
    • Allons camarade, ne vas t-y pas dur des dires comac. T'sé toi qu'est-ce qu'c'est la mouise et la turbine et tribune, pas faux, non ? Je suis pas le bon lottissement, en chien de carafe en faïence. T'emmanches donc pas dans la soupe pour si peu. C'est pas tant si grave que si, c'est pas non plus l'mazout si tu vois d'quoi que j'te barbote. Sans dec, mec, j'suis pas d'la chienlit, pas d'chien pas lit, alors tu peut bien faire un petit trou dans ton trou. et une petit becté tant qu'à. J'attriste avec assurance et distinguerie sans dinguerie que je suis ni clown ni girofle mais que j'ai moi aussi la dent creuse. Parce que quoique. Tu zygles ? loghorra-t-il
    • Ecoutez Monsieur Jonhassonberg, l'interrompis-je.
    • MacJohanensson, me corrigea l'outrecuidant.
    • Oui MacJohnajovic si vous voulez. Vous ne pouvez pas restez là. Après tout, c'est ma dent, j'en ai besoin. argumentai-je
    • Et qui crois tu que j'sois pas dans l'besogneux aussi ? se rabroua-t-il

On peut pas dire qu'un monologue fait à sa dent à l'aide d'un stéthoscope en pleine rue soit tout à fait comparable à un signe extérieur de bonne santé mentale, comme me le faisait remarquer les regards apeurés des passants qui passaient. Je décidais de me faire discret et je m'engouffrais dans une ruelle déserte et tant qu'a faire mal éclairé vu qu'on étais en plein jour.

  • Mister JohnMacCornicsonn, soufflai-je un coup
  • John MacJohanensson, j'ai dit, c'est pas d'la complitude pourtant. Qu'est ce que t'esgourdit pas ?
  • Johanensson, va bien falloir, à un moment où un autre que nos chemins se sépare. Vous comprenez, ça me fait mal, arguai-je.
  • Ah oui, mais ça c'est parce que j'ai pas fini de bien détergencer, pas d'inquiete, dans une journée ce sera douleur zero. Et je te dérangerais pas, me promit-crache-t-il.
  • Mais enfin, ça n'a aucun sens. On ne peut pas vivre dans une dent, me perplexifiai-je.
  • Ben pourquoi pas. D'accord c'est pas bien grand mais je suis pas bien gros. Comme qu'on dit par chez moi les-temps-qui-courent, faut se sérailler les coudes de la ceintures, grosse tête. Pis tu verra ton chico c'qui s'ra chic, cheek to cheek avec toi les peronnelles, assuré. Et j'y sais des truc dans l'domaine. Je vais te la rendre nickelchromé, jante en alu et tout. En plus c'est pour juste demain la veille que j'traine ici. J'ai une tournée vers Santiago en partance. Je m'arrachosserais quand j'entendrai le chant du guépard. Mais, de mon coté-ci de la veste, t'aura pas d'entourloupette.

Je pouvais pas faire grand chose. J'allais pas appeler les flics non plus. Après tout, ce pauvre gars avait juste besoin d'un espace pour s'exprimer. Ici ou ailleurs. Avec ou sans lui de toute façon ça faisait mal alors au moins que le malheur des uns fasse le bonheur des autres. Mais on peut pas dire que la colocation intra-dentaire soit tout de même comparable à une valse sur le beau Danube bleu. Non. Parce qu'il était John – j'ai fini par le peler John au bout de trois jours, vu que j'avais du mal à retenir son nom- et que j'étais moi, et que danser à trois temps quand t'es bancal, ça file le mal de mer. Mais je dois bien reconnaître qu'il faisait des efforts pour me rendre la vie le plus agréable possible. Il avait pas mal bourlingué et me dispensait de ses conseils. Mais bon, c'est toujours un peu gênant de paraître dans une soirée avec un stéthoscope branché sur sa mâchoire. Même ça, les gens ont finit par s'habituer. Une mode qui passe comme un passant.
Non, le plus difficile, c'est quand John ramené des amis à la maison, ses amis musiciens. Très sympa vraiment. Mais alors les jam session jusqu'à quatre heure du matin, où ils refaisaient en ragtime l'intégrale de Chostakovitsh ben je dois bien reconnaître que c'était compliqué. Sans parler des désagréments éventuelles. Par exemple, lors que j'essayais d'aborder une jolie fille, il se mettait à jouer des morceaux romantique pour me mettre dans l'ambiance. Ben, on peut pas dire que les toccate de Bach au violoncelle joué dans une dent ce soit exactement comme une sonate au clair de lune avec l'obscurité comme seule confidente. Non on peut pas le dire.
Mais bon, je m'y suis fait, j'ai fini par m'attacher à lui. Je me suis mis à cuisiner pour mettre quelque chose sous la dent afin qu'il puisse en profiter. Et puis c'est toujours plus agréable de cuisiner pour quelqu'un. Il a bien essayé une ou deux fois de me rendre la pareille, mais il faut reconnaître que les quantité me laissaient un peu sur ma faim. Et puis les odeurs de friture sous mon palais, ça devenait difficile.
Par contre j'ai redécouvert avec lui la musique et c'était plutôt agréable. Je suis allé le voir deux ou trois fois en concert. Et c'était beau. Je dois bien reconnaître que j'ai jamais trop su qui c'était parmi les violoncelliste. Faut dire aussi qu'il n'y a rien qui ressemble plus à un violloncelliste qu'une goutte d'eau.

Et puis un jour alors que je dormais le stéthoscope aux oreilles comme à mon habitude, il m'a réveillé :
    • J'y go, lâcha t-il.
    • Quoi ? émergeai-je de mon profond sommeil.
    • J'y go, que j'te dis. On démarque illico. Un ziciens du philharmonique pékinois s'est taillé la part belle avec la fille de l'air de la fugue qu'il a joué. Alors c'est la crise, es-tu sourd ? J'me casse, j'décave, j'débarque, j'dézingue, j'azimute quoi, tu l'a compréhendu ou bien faut que j'te l'chloss en bringuedaine et pavoine, baragouina-t-il
    • Mais pour combien de temps , annonai-je.
    • A ben c'est ça qu'est shlass. Si j'turbine millepertuis, j'aurais d'la cause à la revendure si tu voyes qu'est ce que je signifie. C'est pas tant qu'ça m'apporte pas des bleus de te laisser là comme une trotinette dans sa remise, mais comprends tu qui faut bien que j'me la gausse aussi. Dix ans que je fais l'pingouin à l'arrêt d'autobus, et tu voudrais que je rate la marche à cause du bateau en partance. Faut pas m'en vouloir vieux, ni me faire le gros coeur parce que je l'ai lourde aussi pis j'ai mes valises à porter; alors comprends tu, définitiva-t-il
    • J'comprends-tu, va, j'comprends tu. Ben John alors, bonne route à toi. Écris moi de temps en temps, ravalai-je une larme.
    • Ah ça, tu peux compter sur moi. J'aime bien la parlotte et je crois que le philharmonique ils sont plutôt coincé de la mâchoire. Alors encore une fois pas d'entourloupette, et j'ôterais jamais mon garde-contact, ne te fais pas d'inquiète, dissimula-t-il sa douleur dans un sourire et dans un volte-face.
    • Et John, l'arrêtai-je brusquement. Si t'as des amis dans le besoin, tu pourra leur dire où crécher, ça me f'ras plaisir de les accueillir.
    • J'en attendais pas moins de toi, mon gros. Foi de John Jonojowitz MacJohanensson, des mec à la parole aussi sûr que toi, on pourra toujours sans problement dormir dans leur bouche et pour une fois les pied au sec. T'as la connivence solidarifié, c'est moi qui le refermit, me salua-t-il

C'est comme ça qu'il est parti. Ma vie à repris comme avant. Sans rage de dent. Sans stéthoscope. De temps en temps, je reçois de ses nouvelles. Parfois de Bora-bora. Parfois de Johanesburg. Et sur mon frigo, ses cartes postales, étapes de ces tournées en pays du nord, avec entre autre chose,une photo de lui dans les taigas scandinaves. La rage de dents on peut pas dire que ce soit comme une balade printanière dans une forêt norvégienne un matin d'avril frissonnant. Non on peut pas dire, mais des fois, y a un doute.

dimanche 5 avril 2015

Crimes et chuchotements

Crimes et chuchotements 
Ou
Éros et Thanatos sont dans un bateau...




            Aujourd'hui, Maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. Mais franchement, je m'en fous. Parce qu'aujourd'hui, j'ai rencontré Mathilde.
   Mathilde œuvrait comme préparatrice funéraire au sein de In memoriam, le service de pompes funèbres que j'avais choisi pour enterrer maman. J'avais choisi cette agence là, parce que c'est elle qui avait enterré Papa, mais à l'époque Mathilde n'y travaillait pas encore. Elle portait ce jour-là un tailleur noir, strict, et réglementaire. Elle me fit rentrer dans l'office réservé au client, me présenta ses condoléances presque en chuchotant.
   J'ai toujours considéré le chuchotement comme un acte hautement érotique. Le chuchotement, c'est ce moment où la voix devient quasiment secrète, caché, intime. A l'inverse du murmure, qui lui n'est que maugréement et bassesse, le chuchotement est, à mon sens, la véritable noblesse de la parole. La fêlure qu'on entends dans les cordes vocales, la sensation du souffle, le mot presque inaudible et pourtant bien présent. Et d'entendre Mathilde chuchoter pour la première fois en me faisant ses condoléances, j'en ai tout oublié. Tout. De la composition floral au marbre adéquate, du choix du prêtre au déroulement de la cérémonie. Tout. Mathilde tout contre moi. Mathilde et sa légère odeur de jasmin, Mathilde et son discret décollée où repose, minuscule, un pendentif d'ambre.
   A l'issue de la séance, et mettant mon silence sur le compte de mon deuil, elle m'a serré doucement la main en me souhaitant bon courage dans ma peine et à mardi prochain.
   Le mardi suivant, je suis arrivé mis sur mon trente-et-un, à la fois grave et sobre, mais non dénué une certaine élégance, avec mon œillet à la boutonnière. Maman aurait été fier de moi. Pour une fois que je lui rendais visite sans être négligé. Le temps était doux, le soleil au rendez-vous, et même ce petit cimetière derrière la gare avait quelque chose de bucolique. Avec toutes ces tombes fleuries, il y avait un je-ne-sais-quoi dans l'air, peut-être un parfum de bégonia, quelque chose de propice aux grandes amours qui commencent.
   Il y avait finalement assez peu d'invités - attendu que maman était une vrai peau de vache - et j'en étais heureux, satisfait d'échapper aux interminables séances de condoléances et pressé que j'étais d'obtenir l'intimité nécessaire à la séduction de la belle et douce Mathilde. Le beffroi sonnait treize heure et mon cœur se serra lorsque je vis le corbillard s'avancer dans l'allée principal du cimetière. J'étais en train, malgré mon air meurtri et de circonstance, de préparer le discours que je lui tiendrais une fois la cérémonie achevé. Je trépignais. C'est alors que je vis descendre du corbillard quatre hommes aux teint blafard, mais de Mathilde point.
   La mine déconfite que j’arborais lors de la descente du cercueil ne fut en rien feinte. Mathilde ne viendra pas. Une fois la cérémonie fini, je m'approchai des croque-morts afin de leur en toucher un mot.

 - Ah Mathilde, oui, non, elle n'est pas là, elle ne s'occupe que de l'embaumement des cadavres et du rapport avec les clients. Vous comprenez, elle ne ferait pas le poids. C'est que c'est tout de même lourd à porter, le poids du deuil.

   Ainsi Mathilde est sourde à ma peine, elle n'a pas pris la peine de se déplacer en ce jour funeste. Pourtant tout avait si bien commencé. Ah Mathilde, Mathilde ! Mais que va-t-on devenir ? Alors que je ruminais mes pensées en rentrant chez moi après l'enterrement, un bout de souvenir jaillit dans le ressac de ma réflexion. Oncle Firmin, bien sûr. Le frère de Maman. Je ne l'aimais pas trop - de manière général, je n'aimais pas beaucoup la famille de Maman – mais pour une fois il pouvait me servir. Oncle Firmin à toujours eu le chic de savoir parler aux dames.

   L'amour est une question de gravité. Les mecs qui croivent que l'amour c'est léger, c'est des petits z'oizeaux qui sifflent sur nos têtes ou je sais pas quoi, ben ils se gourent. Ça fait un sacré paquet d'années que je me trimbale le même souci. Faut rencontrer la fille, faire que tout se goupille, et qu'en plus ça ait l'air naturel. Pour la romance, y parait. Parce que c'est important, y parait le coup de foudre, la rencontre badine. Putain, je t'en foutrais moi, du coup de foudre. Bon, calme-toi.
Bon. Firmin, c'est une idée pas con. Ça va aider. Le problème dans ces cas là, c'est que je peut pas faire dans la dentelle. Pour réussir mon coup, faudra que j'emploie tous les moyens. Mais c'est pas grave. J'ai l'habitude.


   Aujourd'hui, Oncle Firmin est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas. A vrai dire je m'en fous, puisque aujourd'hui, je vais revoir Mathilde.
   Elle me fait rentrer dans l'office réservé au client. Toujours le même tailleur, strict, noir, professionnel. Le même léger décolleté, et le pendentif d'ambre qui - lorsqu'elle se penche affectueusement vers moi – se balance doucement. Quand elle s'approche de moi et commence à me parler à voix très basse de ce que je désire pour son enterrement, l'émotion me gagne. Je ne peux éviter de pousser une larme qui coule le long de mes joues. Mathilde, compréhensive, compatissante même, me sourit. Et quand Mathilde sourit, c'est tout un poème. Elle me touche le bras pour tenter de me donner un peu de chaleur humaine puis se reprend et me présente un ensemble de photos représentant des compositions florales. Je ne comprends pas au début. Tout cela est bien trop triste pour une déclaration. Je lui demande si elle n'a pas quelque chose de plus gai, elle approuve doucement, en souriant. J'essaye cette fois de lui parler un peu plus. Je lui parle de mon oncle Firmin qui était peintre. Est ce qu'elle aime la peinture ?  Un peu oui. Comme tout le monde. Je lui ressors tout content ce que oncle Firmin m'a appris sur les tournesols de Van Gogh, et le désir concupiscent qu'on trouve dans l’œuvre de Cézanne, de Matisse.
   Une heure se passe, j'arrive à la faire rire. Un rire discret car, dans ce lieu dédié au recueillement, de tels éclats ne seraient pas acceptable. Au moment de partir, j'ose lui demandé si elle compte venir à l'enterrement compte tenu du fait que mon oncle Firmin n'avait pas de famille à part moi et de rares amis sans oublier le fait que cela me ferait grandement plaisir qu'elle puisse être là pour partager ma peine comme elle dit. Elle hésite puis m'oppose un refus poli. J'insiste un peu mais je finis par comprendre que son patron ne sera jamais d'accord. Une clause dans le contrat. Quelque chose comme ça.
   Mardi prochain, à nouveau, je serais seul entre les tombes. Je ne sais pas comment faire. Je cherche encore une occasion pour la retrouver mais je n'ai pas la moindre d'idée. Peut-être ma cousine Marie-France pourra m'aider. Elle aura bien une ou deux mortes à me conseiller.

   Putain de bordel de merde. C'est pourtant pas si compliqué. Bon. Calme-toi. Une bière d'abord. Puis réfléchir. Bon.
   Bon c'est pas si grave, on peut encore essayer d'arranger ça. Oncle Firmin c'était facile, pensez, un cardiaque, ça claque tout seul. Du pain béni les cardiaques. Une grosse frayeur et c'est fini. Mais la Marie-France, elle est encore dans la fougue de la presque-encore-jeunesse. Soixante balais et apparemment l'envie de continuer encore longtemps. Bon. Mais finalement une chute dans l'escalier, ça peut arriver à tout le monde, pas vrai ? L'amour c'est une question de gravité, je l'ai toujours dit.


   Aujourd'hui Marie-France est morte. Ou hier je ne sais pas. Et à vrai dire je m'en fous, puisque aujourd'hui, j'ai invité Mathilde.
   Je crois qu'elle étais presque contente de me revoir bien que peinée bien sûr de mes deuils successifs. Mais bon, la mort fait partie de la vie. Une chute dans l'escalier, oui. Ça peut arriver à tout le monde. On est finalement  bien peu de choses. Mais vous devez connaitre ça vous ? A vous occuper de mort toute la journée. J'ai osé lui demandé si à In Memoriam, il proposait des cartes de fidélité pour des clients fidèles dans mon genre.Ça l'a fait rire à nouveau. Plus franc cette fois-ci. Nos échanges pleins de légèreté dans ces circonstances assez triste ne fait qu'intensifier notre complicité. Je crois qu'elle m'aime bien.
   Je lui demande à nouveau si elle souhaite m'accompagner lors de l'enterrement, elle accepte ce coup-ci. Mais toujours un peu gêné. Je crois qu'elle a peur du regard de ses collègues. Sortir avec un client, alors qu'il vient de perdre coup sur coup sa mère, son oncle sa cousine. Voyons ça ne se fait pas dans une maison sérieuse. Ça ne se fait pas du tout. C'est ce que lui dirais son patron. C'est en tout cas ce qu'elle m'a répondu quand elle m'a laissé à la bouche de métro alors que je lui proposais un dernier verre avec moi. Pourtant nous avions bien ri. Je crois qu'elle a un peu peur de son patron. Elle ne me dis pas grand chose mais je crois qu'elle n'ose pas partir de peur de représailles. J'aimerais l'aider, lui donner un coup de main mais elle m'a planté là a la sortie du métro.

   Bon, c'est pas grave. Faut s’occuper du patron. J'ai mené mon enquête, il trempe dans des affaires un peu louches. Et l'entreprise de pompes funèbres à l'air de servir de couverture. Ça  doit être pour ça que Mathilde n'ose pas partir. Il doit la faire chanter. Elle a du voir des choses. Témoin potentiel pour un trafic de dope ou pire. Remarque on s'en fout. On serait dans un roman policier, y aurait sans doute moyen de déblatérer ou de développer un peu mais on est dans une romance, merde ! Je vais pas me faire emmerder par le premier mafioso venu. Après tout le cœur a suffisamment de raison pour envoyer chier le reste. Bon. On va pas faire dans la finesse hein ! Je vais pas continuer à m'emmerder. Mon entrainement de tireur d'élite va pouvoir me servir. Une balle dans la tête discrètement grâce à mon HK G-3SG/1 équiper d'un silencieux, et on mettra ça sur le compte d'un règlement de compte avec le gang rival. Disons deux ou trois soirs pour repérer sa routine, et puis c'est bon. Je l'alignerais la prochaine fois qu'il prendra son tranxene du soir par le carreau de la salle de bain. Pas de problème. Tout roule.

    Aujourd'hui le patron de Mathilde est mort. Ou bien hier mais Mathilde et moi, on s'en fout royalement. A l'annonce de sa mort, voyant que rien ne la retenait plus dans cette obscur maison funéraire, elle s'est rué chez moi en m'annonçant la bonne nouvelle. Elle m'a tout raconté... J'aurais même pas cru que c'était encore possible de nos jours, ce genre d'histoire. Ça pourrait faire en tout cas une intrigue intéressante pour un roman policier. Mais je m'en fiche. Le plus important, finalement, c'est qu'elle aille bien. C'est bien. Je suis heureux et Mathilde aussi. Nous avons à présent toute la vie devant nous. Peut-être plus tard, ce soir, sous les draps, nous nous chuchoterons des mots doux, poétiques et tendres à la gloire de Éros et de Thanatos qui nous ont permis de nous rejoindre. C'est ce qui fait la beauté de la vie.

    Voilà, c'est fini. Le job est fait, et bien fait. Je regrette presque pour la cousine qu'aurait pu se la couler douce encore quelque années, mais on ne se met pas sur mon trajet. L'amour avec un grand A, c'est un rouleau compresseur qui broie tout ce qui s'oppose à son passage. J'ai une expérience de plusieurs millénaires et je dois l'avouer, chaque cas est quand même bien différents. Quelle galère. J'allume mon cigare puis décapsule une bière avec les dents. Sur le capot de mon break, en haut de la colline, j'observe la ville dans laquelle des milliers d'êtres humains naissent, se rencontrent s'aiment et puis meurent. Et je suis heureux de pouvoir contribuer à tout ça pour que la vie continue.  Mais bordel, foi de Cupidon, putain,  l'amour c'est quand même un sacré bordel.

mercredi 4 mars 2015

Les grandes inventions

Dans un bureau, deux hommes s'ennuient fermement.
Le téléphone sonne.
Une fois.
Deux fois.
Trois fois

UN: Et bien vous ne répondez pas ?
DEUX : lisant son journal Qu'est ce que vous dites ?
UN : Le téléphone sonne là. Vous ne répondez pas ?
DEUX : Et pourquoi ce serait à moi de répondre ?
UN : Vous êtes plus près du téléphone que moi.
DEUX : Comment ça ? Je vous signale que le téléphone est exactement entre nous deux.
UN : Oui mais c'est pas une question d'espace.
DEUX : Pas une question d'espace ?
UN : Non.
DEUX : Mais alors quoi ?
UN : De temps.
DEUX : Mais qu'est ce que vous racontez ?
UN : On sait depuis Einstein que l'espace et le temps sont intimement liés. Comme la sonnerie met plus de temps à m'arriver, alors je suis physiquement plus éloigné.
DEUX : Et pourquoi qu'elle mets plus de temps, la sonnerie ?
UN : C'est parce que je suis à moitié sourd. J'entends moins bien. Alors forcément, le temps que prend mon cerveau pour traiter l'information, ça m'éloigne.
DEUX : Ça vous éloigne ?
UN : Oui, et c'est pas moi qui le dit c'est la science. Avec un grand S.
DEUX : Alors si c'est la science...

DEUX fait un mouvement pour aller  décrocher le téléphone. Le téléphone s'arrête. DEUX se rassoit. Silence.

UN : Et vous ?
DEUX : Moi quoi ?
UN : Pourquoi n'avez vous pas décroché ? Vous l'avez dit, le téléphone est exactement entre nous deux.
DEUX : C'est à cause de ma cousine Paulette.
UN : Qu'est ce qu'elle a votre cousine Paulette ?
DEUX : Ben elle a décidé d'inventer.
UN : D'inventer quoi ?
DEUX : D'inventer le téléphone.
UN : Quoi ? Mais il a déjà était inventé. Par Graham Bell en 1876.
DEUX : Oui c'est ce que je lui ait dit.
UN : Et alors qu'est ce qu'elle a répondu ?
DEUX : Elle m'a dit merci.
UN : Merci de quoi ?
DEUX : De la trouver belle.
UN : Pourquoi ?
DEUX : C'est à dire qu'elle est moitié sourde. Alors elle a mal compris.
UN : Comme la mère et le sœur de Bell, d'ailleurs.
DEUX : Oui, c'est une drôle de coïncidence. C'est peut être inhérent aux grands inventeurs.
UN : Je ne crois pas qu'Einstein n'ait jamais eu de problème de surdité.
DEUX : C'était plutôt un problème d'élocution. On ne le croyait pas.
UN : Einstein on ne le croyait pas ?
DEUX : Non, il a fallu des années avant qu'on se rende compte de son génie. Mais c'est comme ça la science avec un grand S.

Le téléphone sonne

UN : Vous ne décrochez pas ? Je vous ai dit moi, je ne l'entends même pas cette sonnerie, je suis sourd.
DEUX : Vous n'êtes pas fou ? Et si c'était Paulette ?
UN : Et si c'était elle ?
DEUX : C'est à dire que depuis qu'elle a décidé d'inventer le téléphone, elle n'arrête pas de m'appeler pour me faire part de ses découvertes. Et j'en ai toujours pour des heures.
UN : Et alors ?
DEUX : Alors ça avance bien. Elle devrait avoir des résultats d'ici peu.
UN : Graham Bell serait content, qu'on le découvre une deuxième fois.
DEUX : De toute façon, Bell aussi a été le second à découvrir le téléphone. Alors si ça lui chante à Paulette, de découvrir le téléphone, je vois pas où est le mal. Par contre, je trouve fort regrettable qu'elle tienne absolument à ce que je l'utilise.
UN : C'est contraignant !
DEUX : Tout à fait. Bell lui même, après avoir découvert le téléphone, s'est empressé de ne surtout pas en installer chez lui.
UN : Oui, il s'est vite rendu compte de l'aspect néfaste de son invention
DEUX : D'autant que ce n'est même pas lui qui l'avait inventé, il ne pouvait donc pas s'en vouloir.
UN : Au moins, faut reconnaître que la théorie d'Einstein, ça faisait moins de bruit.
DEUX : Oui, enfin, ça a fait la bombe atomique quand même.
UN : C'est vrai. Et la bombe atomique, ça a fait un sacré boucan.
DEUX : Mais au moins après, on était plus obligé de se cogner le téléphone.
UN : Oui c'est l'avantage de la science avec un grand S.

Le téléphone cesse de sonner.

UN : Quand même. Et si c'était important ?
DEUX : Bah ! Qui pourrait vouloir nous appeler ?
UN : Je sais pas ? Le patron ?
DEUX : Le patron s'il veut nous parler, il n' a qu'à faire une circulaire comme tout le monde. On va pas non plus se mettre à répondre au téléphone. Ce serait la fin de tout. On aurait plus le temps de bosser. Tenez, moi qui suis sourd, comment voulez vous que j'arrive à inventer pendant ce temps là, si le téléphone sonne.
UN : Archimède, il n'aurait jamais pu découvrir son principe si il avait eu le téléphone.
DEUX : D'autant que le téléphone sonne toujours quand on est dans sa baignoire. Alors pensez le pauvre Archimède. La face des mathématiques en aurait été changé.
UN : C'est sûr, si Archimède avait eu le téléphone, on aurait pas pu l'inventer.
DEUX : D'autant que tant qu'on ne sais pas qui nous appelle, on ne peut pas être sur que c'est pour nous.
UN : C'est vrai. Ça devait être un faux numéro.
DEUX : Et on va pas se mettre à répondre à tous les faux numéros non plus ce ne serait absolument pas constructif.
UN : Ou alors c'est Paulette ?
DEUX : Et si c'est Paulette mieux vaut ne pas lui répondre. Parce que si elle m'appelle encore une fois, je sens que je vais être obligé de lui dire que le téléphone a déjà était inventé. Et je sens qu'elle ne s'en remettra pas.
UN : C'est vrai. Et puis comme disait Einstein tout est relatif. Après tout, peut être que le téléphone qu'elle invente est antérieure à celui de Bell.
DEUX : Enfin, s'il est antérieur à Archimède elle ferait bien de se méfier.
UN : On est jamais trop prudent, la science à parfois des répercussions terribles.
DEUX : Oui, la bombe atomique par exemple. Ou le téléphone. Personnellement, je ne sais pas vous mais le téléphone me gêne plus qu'autre chose.
UN : Peut être que votre cousine Paulette est en train d'inventer un téléphone particulier pour les sourds. Un téléphone qu'on entendrait pas.
DEUX : Ce serait pratique, remarquez, pour les entendant aussi. Un téléphone qui ne sonne pas. Comme ça on est sûr de ne pas être dérangé.
UN : Une vrai évolution mon cher.
DEUX : Le progrès est en marche.
UN : Appelons donc votre cousine paulette pour lui faire part de votre idée.
DEUX : Elle risque malheureusement de ne pas répondre. Son téléphone à elle est tout ce qu'il y a de plus normal. Elle n'entendra pas la sonnerie.
UN : Alors que si elle avait inventé le modèle qui ne sonne pas.
DEUX : Elle pourrait ne pas l'entendre de la manière la plus normal qu'il soit
UN : Et on pourrait ainsi lui faire part de votre idée d'un téléphone qui ne sonne pas. Ainsi elle se retrouver à réinventer quelque chose qu'elle a déjà construit. Ce serait un gain d'énergie et de productivité incroyable
DEUX : Tout à fait mon cher. C'est la beauté de la science avec un grand S

Le téléphone sonne.


UN : Ça commence sérieusement à m'agacer cette histoire de sonnerie. Je vais leur répondre, vous allez voir.
UN se dirige vers le téléphone et le décroche brusquement.
Allô, oui j'écoute ! Non, mais ça va pas, vous entendez bien que c'est un bureau ici. Vous croyez qu'on n'a que ça à faire de répondre aux clients. On est en train d'inventer mossieur oui oui. Inventer avec un grand S. D'ailleurs, je ne vous entends pas je suis sourd. Sourd avec un grand S aussi, tout à fait. Oui c'est ça, le bonjour chez vous.
Il raccroche.
Y a vraiment des gens sans gênes des fois, j'vous jure
DEUX : Oui. A vrai dire, je vous envie presque d'être sourd pour ne pas entendre cette horrible sonnerie.
UN : Oh, vous savez, on a beau être sourd, c'est pas pour ça que ça ne nous incommode pas.
DEUX : Je pense que je vais aller trouver Paulette pour lui proposer cette idée.
UN : Oui et tant qu'a faire si vous pouviez ramener un sandwich aux sardines, j'ai faim. Je vous remercie.
DEUX : Je serais d'accord, mais je vous rappelle que nous sommes lundi.
UN : Ah oui, je n'y avait pas pensé. Vous pouvez peut être y aller à bicyclette, alors ?
DEUX : Oui, ça arrangerai bien des choses. Aux sardines donc ? Avec un grand S ?
UN : Non, merci, je me contenterais de deux « e ».
DEUX : En tout cas je vous remercie pour cette plaisante conversation.
UN : Mais avec plaisir mon cher. C'est formidable, hein, toutes ces grandes inventions.
DEUX : C'est d'autant plus amusant, que d'habitude quand on me parle de sciences, je décroche. Avec un grand S.

Noir

jeudi 19 février 2015

Bouts rimés

Je participe de temps en temps à des bouts rimés comme dans les salons du XVIIIeme du film Ridicule.
Pour ce qui connaisse pas le principe, on vous impose les rimes (les mots terminant votre vers) et faut composer avec.
Une écriture à contrainte donc.
Un petit florilège de ce que j'ai pu commettre...

II Quand j'aurais tout  connu

Quand j'aurais tout connu, ou au moins quelque chose
Des plages de galets jusqu'aux forets de pin
Les gueules des mineurs taillées dans le fusain
Quand j'aurais éprouvé  la douceur de l'hypnose

Quand je serais lassé de la couleurs des roses
Subi le froid, la faim et envié mes voisins
Je chercherai alors un refuge en ton sein
Je finirai ma vie avec toi en osmose

Quand j'aurais vu Rio, Oulan-Bator en liesse
Marché sur la mer rouge, noyé dans la mer bleu
Dormi chez les Papous, construit une sarbacane

Alors je ne serais  jamais plus capricieux
Ne me consacrerais qu'à Toi, chère Paresse
Mon unique passion, ma belle Courtisane

IV Le printemps


Merde, voilà le printemps, le temps des céréales
De la moisson de la morale du sacristain
Et des idiots en transe, je connais le refrain
Le printemps, c'est poison comme une affreuse mygale

Jouez clairon, jouez, brûlez feux de Bengale
ça va rire et chanter, et gémir au lointain
Rêver d'être astronaute, pilote américain
Le printemps, quand ça vient, moi je trouve ça brutal

ça va s’encanailler, lutiner Bernadette
et puis dans la foulée, sa mère et sa cadette
S'extasier devant un petit oisillon

Ne comptez pas sur moi pour en faire l'hommage
Je ne rêve que d'orage et de lourd nuages
Pour moi, comme chaque fois, le printemps, c'est bidon


V Sambre humeur
 
Que ce soit la Seine ou la Sambre
Ce soir j'ai le vers naufragé
Âgé, ravagé, enragé
Je le jette dans ces flots d'ambre

Je ne suis rien de plus qu'une ombre
Qui joue avec ces mots de jais
Faute de grives, je prends les geais
J'ai la légèreté un peu sombre

Ah n'être plus qu'une nacelle
Portée par ces vagues badines
Être dormeur dans un vallon

N'être rien d'autre qu'une étincelle
Atteindre la tendresse divine
"Être un nuage en pantalon"