vendredi 30 janvier 2015

La concordance des temps n'aura pas lieu


- Papa, on est bientôt arrivé ?
- Bientôt, ma chérie, bientôt. On n’a jamais été aussi proche.

    Il disait ça, mais Émilie n’était pas dupe. Ça faisait au moins trente mille heures qu’ils roulaient. À ce rythme-là, elle serait sûrement déjà vieille quand ils arriveraient chez grand-père. Ce serait rigolo d’ailleurs, elle, en vieille dame rendant visite à son grand-père. Toute ridée et décrépite, obligée de marcher avec une canne. Et puis la tête que ferait papa… Elle avancerait à tout petit pas dans le jardin. Et elle mettrait autant de temps à le traverser que la voiture de papa pour arriver chez grand-père. Émilie pouffa, elle essayait d’imaginer ce que ça pouvait bien faire d’être vieille.
    Grand-père lui avait dit qu’être vieux, c’était juste avoir la tête pleine de poussière, et que ce n’était pas près de lui arriver. Pour éviter ça, il disait qu’il fallait s’aérer la tête en se créant de nouveaux souvenirs chaque jour. Alors chaque jour, il s’inventait une nouvelle règle. Il décidait par exemple d'essayer de ne parler qu'en alexandrin. D'apprendre le russe, le javanais. Il essayait de repérer le visage de Bakounine dans les nuages. Une fois, il avait recouvert de miettes de pain la statue du général Leclerc dans le square afin d'attirer les oiseaux. Et le général fut recouvert de fiente. Il était rigolo, grand-père. Elle ne comprenait pas toujours tout, mais au moins avec lui, on ne s’ennuyait pas. Pas comme sur la banquette arrière.
    Papa avait mis de la musique sur l’autoradio. Un monsieur jouait de la guitare et chantait une chanson dans une langue qu’elle ne comprenait pas. Elle avait demandé à papa de lui expliquer. A priori, le monsieur était très amoureux d’une dame, mais la dame ne l’aimait plus, alors le monsieur qui chantait disait que malgré tout, elle serait toujours dans son esprit.
    Elle se demandait combien de temps ça pouvait durer, toujours. En tout cas, ça avait l’air long. Elle avait interrogé son grand père. Il lui avait expliqué que toujours, c’était juste une sensation. C’est ce qui faisait que des fois, on avait envie que l’instant dure le plus longtemps possible. Ou bien alors qu’on avait très peur que tout soit figé et que plus rien n’évolue. C’était un mot à double tranchant. La relativité, on appelait ça. Toujours, c’était un peu comme bientôt. C’était long tant qu’on n’était pas arrivé. Peut-être qu’elle serait bloquée là pour toujours, sur la banquette arrière d’une Twingo qui filait vers les jardins de son grand-père. Jamais ils n’atteindraient leur but. Pour l’éternité, être bientôt arrivé.
    La relativité, il connaissait bien grand-père. Il avait servi dans le P.O.U.M. pendant la guerre d'Espagne. Il lui avait raconté comment les anarchistes avaient pris Barcelone, comment six mois lui parurent une journée, comment une journée au front lui paraissait six ans. Grand-père lui racontait toujours de drôles d'histoires à propos de la guerre, et son papa levait souvent les yeux au ciel. Il disait les histoires de guerres, les privations, la souffrance et l'ennui, ce n’était pas une histoire pour une môme de sept ans. Mais Émilie n'était pas d'accord. Et heureusement grand-père non plus. D'ailleurs, qu'est-ce qu'il pouvait en savoir papa, des histoires qui seraient bonnes pour elle ou non ? C'était énervant, ces adultes qui sous prétexte qu'ils étaient plus vieux, se croyaient plus sages et plus aptes à juger. Mais Émilie savait que « bientôt », c'est un mot qu'on comprend beaucoup mieux à sept ans qu'à trente-sept.

    Émilie regardait filer les lumières des voitures en face, qui faisaient comme une énorme vague lumineuse sur l’autoroute. Grand-père lui avait expliqué ça à propos de la relativité.
    En fait la lumière que tu vois dans les étoiles, c’est de la lumière du passé. C’est de la lumière qui met du temps à arriver. Alors ce que tu vois c’est déjà arrivé. Ce qui fait qu’on vit dans le passé en permanence. Ça la faisait marrer Émilie de penser qu’on vit dans le passé et que le futur dont on a si peur n’est jamais qu’un présent différé, qui existait déjà. Elle dont le credo était Carpe Diem. Elle avait un peu de peine à imaginer tout ça, mais elle avait compris que plus on remontait la lumière et plus on se rapprochait du présent. Il lui suffirait ensuite de repartir plus vite que la lumière pour se voir là, à l’arrière de la voiture, à s’emmerder comme elle s’emmerdait toujours lorsqu’elle se rendait chez grand-père. Elle se demandait comment elle le retrouverait cette fois-ci. La dernière fois il avait encore faibli. Ils avaient passé leur après-midi au square pour faire voguer des bateaux dans des bouteilles sous les yeux un peu blasés d’Émilie, mais incroyablement émerveillés des enfants. Elle l’aimait toujours bien grand-père, mais fallait reconnaître qu’il perdait la tête. La dernière fois, il avait fait venir les enfants du quartier pour qu’il repeigne sa maison comme ils en avaient envie. La maison était devenue toute bariolée, zébrée de vert carmin et de bleu cerise. Puis il s’était foutu dans le parc et il avait commencé à jardiner… La gueule de papa devant les flics, à se tordre. Pis les explications de grand-père sur la relativité et sur le fait qu’on ne pouvait pas l’engueuler parce qu’il avait dix ans et que c’était quand même pas si grave.
    Elvis continuait de bêler comme une chèvre qui souffrirait d'arthrite. Elle se demandait ce que Papa pouvait bien lui trouver. Ça faisait bientôt huit ans qu'elle était là, sur cette banquette arrière et toujours Elvis en fond sonore. Toujours des histoires de maintenant ou jamais, d'amour impossible, de temps qui passe. Ça l'insupportait... Au moins les chants de lutte de son grand-père étaient plus francs du collier, ça parlait d'un passé qu'on voulait faire revivre, ça exprimait des choses, des faits, des luttes. Pas des espoirs vains et inexistants non. Des vrais souvenirs en bloc. Des morceaux de réalités, des bouts de passé qui venait heurter le présent de plein fouet.
    Quand il chantait ces chansons-là, il avait — Émilie le savait — cachées, au creux de sa voix, des larmes. Pas comme l'autre abruti qui tentait de faire croire à des fausses histoires. Non lui c'était vrai. Enfin, pour autant que la vérité soit un concept universel admis et accepté par tous. Émilie en doutait.
    En 1936, son grand-père avait été envoyé au front dans la région d'Aragon. Au début lui, jeune homme, seize ans au moment des faits, avait été enthousiaste. Pour lui, combattre le fascisme semblait la seule position recevable. La seule action vraie. Mais rapidement, l'ennui et la lassitude tombèrent sur la tranchée. En fait d’équipement, ils n'avaient que de vieilles pétoires et presque plus de munitions. Et c'était pareil dans le camp des fascistes en face. De temps de temps, ils tiraient quelques balles en l'air, mais les deux camps passaient le plus clair de leur temps à attendre la relève. Alors pour passer le temps, et pour tenter de débloquer la situation, son grand-père, qui avait déjà à l'époque la gouaille et la morgue des années à venir, s'était engagé dans l'unité de propagande. Il s'agissait essentiellement de trouver des moyens pour déstabiliser la tranchée en face et pousser les soldats à déserter leur camp pour rejoindre les brigades internationales. Il avait seize ans. L'âge d'Émilie aujourd'hui. Et son âge de demain aussi. Seize ans pour toujours, comme son grand-père. Et surtout jamais la tête pleine de poussière.

    La tête pleine de poussière… ça faisait sourire Émilie. Exactement ce qui arrivait à ses profs. Ces pseudo maîtres de conférences qui refusaient de voir la vérité en face et qui se sclérosaient dans une vision passéiste de monde et de l’univers. Parfois, les bancs d’un amphi ressemblent furieusement à la banquette arrière de la vieille Twingo familiale. Émilie espérait ne pas arriver trop tard, il lui restait encore quelques deux cents bornes à parcourir, et elle n’était pas sûre de pouvoir arriver avant l’heure où grand-père serait mis au lit de force par quelques infirmières trop débordées pour lui accorder ce droit à la liberté qu’il avait toujours revendiqué. Peut-être qu’il ferait le mur comme la dernière fois. La directrice des Deux pins  lui avait dit qu’il était quand même arrivé jusqu’à son ancien chez lui. De l’autre côté du village. Et ce en moins de deux heures. Ça les avait tous étonnés. Pas Émilie. Elle savait, elle, qu'il restait des forces à son grand-père. Un mec qui a passé sa vie à se raconter des histoires, un mec qui croyait dur comme fer que la relativité lui permettrait de faire un pied de nez à la mort, à la vieillesse. Maintenant qu'Émilie étudiait la physique avec acharnement, elle se rendait bien compte que son grand-père l'avait bercée de mensonge et d'approximation toute son enfance. Mais elle ne lui en voulait pas. Une fois elle avait essayé de lui en parler mais il s'était un peu braqué. Il avait ressorti ses histoires de la guerre d'Espagne. Il lui avait parlé des missions de propagande. Il lui avait raconté à nouveau comment tous les jours, il grimpait sur le dessus de la tourelle du guet pour hurler leur menu du jour. Le menu était un leurre, bien entendu. Mais il s'agissait de faire saliver le camp d'en face. Alors il égrainait des listes de plats à en faire baver les plus récalcitrants des fascistes. D'autres fois il se contentait de tenir des discours enflammés sur le danger du franquisme, sur l'anarchisme comme seule doctrine juste et équitable pour tous, sur les conditions de leurs emplois, il donnait des nouvelles de familles prisonnières ou entonnait des chants patriotiques. Et quelquefois il se contentait de rire. Un rire énorme qui courait sur la tranchée et qui se répandait comme une trainée de poudre, une véritable explosion de joie. Une hilarité franche et claire. Comme autant de balles tirées sur le camp ennemi. Durant les six mois qu'il passa sur le front, il avait fait basculer plus de trente-quatre fascistes à la solde du P.O.U.M. Trente-quatre. Un record. Et son grand-père demandait ça à Émilie, « Comment tu expliques alors que parfois la voix ait une plus grande portée que les fusils. Hein ? Explique-moi ça alors ». Et Émilie se contentait de sourire pendant que son grand-père se remettait à chanter.

Negras tormentas agitan los aires.
Nubes oscuras nos impiden ver.

    Depuis qu'Émilie avait déménagé dans une autre ville, elle avait récupéré la vieille voiture et sa première action avait été de virer le best of d'Elvis de son père qu'elle ne pouvait décidément plus encadrer. Elle écoutait maintenant les chansons de son enfance, les chansons de son grand-père. C'est drôle comme la musique peut parfois vous faire voyager dans le temps. Quelques notes égrenées et elle revoyait son petit grand-père, tout blanc, tout rigide dans son lit d'hôpital. Quand elle avait appris sa mort, ça lui avait fait un coup. Bien sûr, elle savait depuis longtemps que personne n'est immortel et qu'on ne peut pas avoir seize ans pour toujours. Oui mais, que la tête puisse prendre la poussière malgré toutes les précautions qu'on pouvait prendre, ça la rendait un peu triste. Elle se demandait un peu ce qu'il en était aujourd'hui. Elle allait bientôt se marier, promette de vivre toujours avec un homme.
    Elle imaginait sans peine la réaction de son grand-père. Se marier, mais pour quoi faire. Je n'ai de compte à rendre ni a Dieu ni aux hommes pour aimer disait-il. Il avait connu sa grand-mère en revenant du front. Barcelone n'était plus anarchiste, le P.O.U.M avait été déclaré illégal et les staliniens avaient réussi à détruire le semblant d'autogestion qu'ils avaient mise en place. Elle, fille de paysans des environs, avait participé au combat de rues de mai 1937. Lui ne disposant alors d'aucune information en revenant du front avait été surpris qu'on lui reproche son affiliation anarchiste. Elle l'avait caché dans la cave d'une de ses grande-tantes, il avait fini par fuir en France, elle l'avait suivi. Des années de bonheur malgré la galère, malgré la misère, malgré les insultes, le racisme... Puis le toujours avait commencé à lui paraître un peu long et elle avait fini par partir.
     Grand-père ne lui en avait jamais trop parlé. Il était arrivé la même chose à papa. Alors le père et le fils avaient fini par couper les ponts avec leur amantes, leur mère, leur belle-fille en déclarant qu 'Emilie était la seule femme de leur vie. Mais aujourd'hui...


    Aujourd'hui, c'était un peu différent, elle allait revoir sa grand-mère qui allait revoir son amant pour la première fois depuis trente ans. Retrouvaille entre le fils et la mère. Pendant la veillée avant l'incinération. Grand-père avait tenu à être immergé et Émilie regrettait que ce ne soit pas possible. Ce n’était pas un marin, mais l'idée l'avait fait rire. Et s’il y a bien une chose qui aurait plus à Émilie, ça aurait été de faire rire une dernière fois son grand-père. Mais la vie parfois ne se satisfait pas des caprices de l'un ou de l'autre. C'est ça qui fait rentrer de la poussière dans la tête.
    La maison était laissée à l'abandon. Émilie avait décidé de la reprendre. Jean avait dit d'accord et la petite Louise aurait enfin la place de faire fleurir son imaginaire dans l'immense jardin. Mais il y aurait d'abord du travail de désherbage à faire. Arracher toutes les mauvaises herbes. Et y replanter quelques souvenirs. Papa viendrait vivre avec eux une fois qu’elle l'aurait convaincu qu'il ne pouvait plus vivre seul. Elle lui rachèterait une compil d'Elvis qui faisait tant frémir son grand-père. Après tout il ne chantait pas si mal que ça. Et au fond, il avait raison : C'est maintenant ou jamais. Il n'y a pas vraiment d'autres choix possibles. Bientôt, plus tard, demain... Tout ça n'existait plus vraiment. Il n'y avait que de la lumière un peu en retard, voilà tout. Elle avait essayé d'expliquer à Louise le coup des étoiles mortes. Mais elle ne savait pas si elle avait compris. Émilie sourit. Elle avait bien le temps. Au moins les trente mille heures qui leur restait à parcourir avant d'arriver dans la maison de son grand-père. Soit une ou deux vies. Peut-être même un peu plus. Après tout, ils n'étaient que bientôt arrivés.