mercredi 8 juillet 2015

Never Mind The Bollocks


Don't know what I want but
I know how to get it
I wanna destroy the passer by


Johnny Rotten, Anarchy in the UK


Ivy avait attaché ses cheveux. Je crois que c'est ça qui m'a d'abord intriguée. Parce qu'Ivy aimait bien en général garder ses cheveux détachés. Elle disait avec une pointe de mépris envers moi qu'il fallait qu'elle les mette en valeur. Que c'était ce qu'on avait de plus beau, de plus attirant. Moi je m'en foutais bien. J'emmerde l'apparence. Mais c'est vrai que je la préférais avec les cheveux dénoués. Elle était devant l'armoire et cherchait quelle tenue elle allait porter ce soir. Chaque fois c'était le même cirque. Cette robe qu'elle trouvait trop ceci, cette combi qu'elle trouvait trop cela. Et puis surtout cette moue caractéristique de vague dédain comme si rien n'était assez bien pour elle alors qu'elle aurait pu tuer pour ses fringues achetées à prix d'or. Mais pas ce soir. Ce soir, elle jeta son dévolu très rapidement sur une robe bleu pâle, assez sobre ne la mettant pas spécialement en valeur. Oh putain, j'avais zappé la date.


Nancy était sur le lit, le casque sur les oreilles en train d'écouter sa musique de sauvage. Elle me jetait un regard en coin de temps en temps alors que j'étais en train de me préparer. Je sais qu'elle a oublié la date de l'Option. Elle a été recalé et je ne sais même pas pourquoi. Après tout on est née en même temps. On a suivi globalement le même parcours. Alors il n'y a pas de raison. Vu comme elle me regarde maintenant, je crois qu'elle a compris. C'est les cheveux peut-être. Elle n'aime pas trop quand je les attache.


Ivy m'a regardée un moment. Je me suis levée, elle m'a prise dans ses bras. J'ai horreur de ça mais aujourd'hui je crois qu'elle en avait besoin. Puis elle m'a souri et elle m'a dit que t'en fais pas ça va aller. Ivy m'énerve souvent mais j'ai besoin d'elle. Et je sais que c'est réciproque. Putain d'Option. Ivy y croyait dur comme fer jusqu'à ce que sa pote Raphaëlle d'une année de plus qu'elle ne passe l'Option de manière catastrophique. Moi j'avais compris depuis longtemps mais je crois que ça lui a fait un choc. Putain, elle s'est retrouvée parachutée en usinage et amour constant alors qu'elle avait des doigts de fée pour la couture et le dessin. Je crois que c'est à ce moment-là que Ivy a commencé à avoir des doutes. On nous disait qu'avec ça la société serait plus juste, que l'Option c'était la garantie d'une juste répartition des tâches, des compétences et des besoins. Que en plus, ça annihilait la peur de l'avenir. Oui, je comprenais. Mais je savais déjà que c'était des conneries.


Nancy était une idéaliste. Pas moi. Nancy avait passé un temps fou à me convaincre que l'Option était une abomination. Que c'était nous priver de la seule rare liberté qu'il nous restait. Moi, j'étais pas d'accord. C'est comme ça que ça fonctionnait, on y pouvait pas grand chose. Fallait s'y faire c'est tout. Aux dernières nouvelles, Raphaëlle n'était pas si malheureuse. Elle disait même qu'elle était enfin rassurée dans la lettre qu'elle nous avait envoyée. Ça avait mis Nancy dans une rage folle. Elle l'avait traité de tous les noms et puis moi aussi. Mais y a rien de mal à vouloir connaître son avenir pour éviter l'angoisse. Je crois que c'est ça qui embêtait le plus Nancy. Qu'en refusant l'Option, elle se condamnait aussi à l'angoisse. Je sais que Nancy repensait à tout ça dans la voiture de Papa. Quoi qu'on en dise Predicthab avait amélioré la condition de l'être humain du XXIIème siècle. On avait vu ça en Histoire. Avant, l'angoisse était partout, tout le temps. Maintenant, grâce à l'Option, on allait pouvoir vivre sans le poids du futur sur le dos. Nancy avait le trac pour moi, c'est tout. Juste un moment un peu intimidant à passer.


Ivy était assise à l'avant, moi à l'arrière comme toujours. Papa faisait la conversation. C'est à dire qu'il parlait seul. Il parlait de son Option à lui, de la peur et du soulagement qu'il avait ressenti après les résultats. De ce que ça avait de formidable quand même d'être fixé une fois pour toutes. Ivy souriait poliment. Putain je sais pas comment elle faisait. Elle se dirigeait droit vers le pire moment de sa vie et cette connasse souriait. Papa a toujours défendu l'Option comme étant le plus grand progrès humaniste jamais institué. Après tout c'est ça qui lui avait permis d'avoir deux filles formidables – en disant ça, il avait jeté un œil dans le rétro pour me faire sentir qu'il me trouvait aussi formidable malgré certains désaccords comme il disait-. Mais je ne suis pas aussi formidable qu'Ivy. Elle n'avait jamais dérogé à la règle, elle courrait maintenant vers son avenir, le sourire aux lèvres. Et Papa qui ne cessait de sourire. Quel con.


Papa ne s'est jamais rendu compte à quel point Nancy le détestait. Je ne sais plus trop quand ça a commencé. Peut-être quand Maman est partie de la maison. Nancy lui en a voulu de n'avoir pas essayé de la retenir. Le fait qu'elle parte n'était pas prévu par l'Option. Enfin pas officialisé. Apparemment, Maman a voulu expérimenter son Option prime. C'est rare, mais ça arrive. Mais Nancy n'a pas accepté que mon père n'ait pas voulu expérimenter lui aussi. En même temps, elle ne se rend pas vraiment compte de ce que ça veut dire. C'est même plus du confort mais une certitude de vie qu'il faut envoyer en l'air pour expérimenter. C'est pas si simple. Mais Nancy a pris le parti de Maman. Je crois que quel que soit le tirage de son Option, elle se débrouillera pour vivre son option prime ou même double prime. Ne serait-ce que pour emmerder le monde.


On avait visité le consortium comme tous les élèves de troisième cycle mais venir un soir de cérémonie d'Option, c'est pas la même chose. Tout brille de mille feux. Il y a des centaines et des centaines de gens. Tout en paillette. J'avais déjà vu à la télé des cérémonies de l'Option mais en vrai c'est quand même différent. Je crois que Ivy est tombé sous le charme directement. Papa à son bras, elle est rentrée fièrement. Elle est allée saluer tous ses camarades. Qui sont aussi les miens. Sur trois cent quarante-sept membres du troisième cycle de l'état de New Virginia, seulement quatre d'entre eux -dont moi- ne seront pas soumis à l'Option sur cette session-là. On ne sait jamais vraiment pourquoi pour certains, l'Option est ajournée. Ce qui est sûr, c'est que Ivy va se faire avoir en beauté dans ce bâtiment semi-fictif sous les applaudissements de la foule et surtout de son père. Je le vois d'ailleurs qui me fait signe de les suivre. J'arrive Papa. Je vomis derrière la caisse et j'arrive.


Plus que quarante minutes avant que la cérémonie ne commence. Je vois Nancy quatre rangs derrière moi. Nous, les aspirants sommes sur les deux premiers rangs, on n'a pas le droit de se mélanger. Il y a de l'excitation dans l'air. Pourtant Nancy à l'air plus mal que jamais. Elle n'a jamais réussi à accepter le principe de l'Option. Et surtout le catéchisme déterministe lui faisait horreur. Nancy est comme ça. Elle ne croit pas qu'on puisse avoir un seul avenir. Elle est idéaliste. Moi pas. C'est peut-être pour ça qu'elle ne fait pas partie de cette première sélection de l'Option. L'idéalisme est assez mal vu. J'espère qu’ils ne vont pas l'envoyer dans un centre de rééducation. Je sais pas si Papa si opposerait. A vrai dire on a jamais vraiment bien su ce que c'était que son Option à lui. Il paraît naturel que cela reste intime, après tout. Mais c'est vrai que c'est étrange que cette intimité, ma future intimité soit exposée au grand jour. Nancy joue avec son bracelet en cuir, signe de nervosité. Ça ne devrait plus tarder maintenant. D'ailleurs le présentateur est déjà sur scène.


Garp Thorn monte sur scène sous les Vivas de la foule. Très sûr de lui, il salue, fait quelques clins d'œil complices et finit par s'immobiliser dans un rond de lumière dessiné par une poursuite. Ce qu'il va dire pour commencer, je pourrais le réciter par cœur. Enfin par cœur. C'est surtout Ivy qui le saurait. Elle qui passait son temps à regarder ce bellâtre à la télé faire l'astrologie du jour, et pire à noter fiévreusement tous les paramètres. Tous les numéros et symboles à prendre en compte cette semaine. Nancy me le faisait souvent son discours : Mesdames et messieurs, bienvenue et bonsoir. Aujourd'hui, grâce à la science, la prédictibilité de l'avenir devient tous les jours de plus en plus sûr. Et ce soir, mesdames et messieurs, c'est la cent cinquante-troisième session de l'Option. Un spectacle faramineux qui demandera votre participation. Les trois cent quarante-trois jeunes gens présents auront besoin de vous. Car je vous rappelle le principe. Les cartes vont parler par ma voix puis ce sera à vous de voter pour la prédiction qui vous semble la plus correcte par rapport au candidat. Et grâce à vos votes, tous ces jeunes gens se débarrasseront enfin de l'angoisse pour pouvoir entrer dans l'avenir gaiement. Mais il est temps de commencer. Alors jeunes gens…


Quel sera votre avenir ? J'aurais pu réciter ça par cœur tellement je le connaissais. Nancy détestais ça, que je me précipite chaque jour pour suivre les prédictions de Garp Thorn. Elle le trouvait mielleux. Et pire je crois qu'elle ne pouvait pas supporter qu'il puisse avoir raison. Un jour en cachette, je lui avais noté les prédictions de sa semaine. Le dimanche, je lui avais montré les résultats en lui demandant si c'est bien ça qui s'était passé. Elle est rentrée dans une rage folle. Elle m'a hurlé dessus, m'a demandé de ne jamais recommencer ces conneries avec moi, elle a menacé de me frapper et papa est intervenu. Elle n'a pas voulu me parler pendant trois semaines après cet incident. Pourtant, je savais moi que tout ce qui avait été prédit été vrai. Je l'avais bien vue embrasser Nelson Hodgkin. Et ça, Garp Thorn l'avait prédit. C'est peut-être ça qui l'avait à ce point énervée.


Allez, c'est parti pour cette putain de cérémonie. Je vois Ivy qui tend le cou en avant afin de mieux voir le premier candidat s'avancer sur le plateau. PredicHab, c'est toujours la même histoire. Le mec monte sur scène, le vieux gominé lui fait tirer des cartes d'un tarot ancestral qui à priori daterait du XIXeme siècle et c'est parti pour le numéro de grande épate. On lui tire quatre cartes. Ensuite Garp se met à pérorer en mode médium en pleine crise de mysticisme et puis il finit par proposer trois interprétations du futur de ce mec qui se réaliseront. Et grâce à la démocratie prédicitve, on passe d'abord un petit film sur la vie de ce mec et puis ensuite les techniciens de PredicHab simulent une espèce de montage de sa vie future. Lui avec son chien. Lui atteint de leucémie mais entouré de personnes aimantes. Lui découvrant le principe Roswell-Berstein. Lui à la piscine, au bowling, en train de manger des gaufres. Lui et ses avenirs probables. Et c'est alors qu'on rentre en scène. Nous, les habitant de Certenrion, la ville de PredicHab, la ville de l'avenir comme il l'appelle ici. Quel cynisme. Notre rôle maintenant c'est de voter pour l'avenir le plus « probable » de ce type parmi les trois proposés. Et celui qui retiendra le plus de suffrage deviendra son Option principale. La seconde l'Option Prime et la dernière l'option double prime. L'option principale est celle qui se réalisera. C'est grâce, disent-il, à l'intelligence collective. Intelligence collective, mon cul. Une belle connerie surtout.


Plus que trois aspirants avant mon tour je commence à appréhender un peu. Elyssa s'est vue attribuer comme option mère de famille au foyer en grande dépression après son troisième enfant mort-né. Le public interrogé part Garp Thorn justifiait cela par les moments extrêmement heureux avant, et sa fin rapide. De toute façon, ce sont les cartes qui décident. Je ne sais plus bien ce que je fais là. Je jette un coup d'œil à Nancy. J'aimerais tellement qu'on échange de place maintenant, ce jeu ne m'amuse plus du tout.


C'est le tour de Ivy. J'ai peur pour elle. Elle monte sur l'estrade. ce salopard de Thorn l'embrasse sur ses deux joues. Pourriture va. Ça y est, elle tire les cartes. Je prends une grande inspiration.


Je me retrouve face à la foule. Garp Thorn me dévisage et annonce d'abord la projection de mon résumé puis celui de mes trois options. Nancy en face de moi me regarde intensément. Je ne sais plus quoi faire, je suis paralysée.


Ivy et Nancy dans leur baignoire à huit ans. Ivy et Nancy en train de manger une glace. Ivy et Nancy en train de se battre. Nancy qui triche en regardant sur la copie de Ivy. Ivy mécontente que Nancy embrasse Nelson Hodgkin. Voilà ce que je suis en train de regarder dans le résumé. D'ici on ne sait pas trop d'ailleurs qui est Ivy et qui est Nancy. C'est normal. On a changé de rôle tellement de fois. Même papa ne nous distingue plus. Voici la présentation des Options. J'ai peur.


Nancy et Ivy en train de faire du vélo. Ivy amoureuse, Nancy en fauteuil roulant définitivement tétraplégique. Ou bien Nancy et Ivy en train de se disputer; La courageuse Nancy qui veut sortir Ivy de l'enfer de la drogue où elle est tombée. Puis la courageuse Ivy devant une tombe. Ou bien la plus si courageuse Ivy, en Magistrate supérieure de la cour de Certerion en train d'envoyer Ivy en taule pour le meurtre de Garp Thorn. Voilà ce que je vois.


Nancy me regarde. Non pas Nancy, Ivy. C'est Ivy sur scène. Àforce de changer je ne sais plus trop bien où j'en suis. Ivy me regarde, comme elle ne m'a jamais regardé. Et c'est là que j'ai compris. J'ai pas pu m'empêcher de crier un grand « Non ». Ça lui aurait plu comme effet dramatique.


Je regarde Nancy. Je refuse. Nancy avait raison. J'entends Thorn dire des trucs mais je n'écoute rien. Je toise la salle. Puis sans même y penser, avec le plus grand naturel du monde, j'ai fait un pas hors de la scène. Par le devant de la scène. Une scène de trente mètre de haut.


La salle est vide depuis longtemps maintenant. Les ambulanciers ont retiré le corps de Nancy. De Ivy pardon, c'était Ivy sur scène. Moi on m'a laissée là. J'ai fait comprendre à papa que je ne bougerai pas. Il est en train de parler avec les ambulanciers en dehors du théâtre. Sans doute pour les convaincre de m'administrer un calmant. Je m'en fous. Ce soir je me casse. Je sais pas où ni comment mais je me casse.

J'ai laissé un message à Papa. Sur un des murs du théâtre. J'ai tracé deux mots avec le sang d'Ivy.

No future.