vendredi 25 septembre 2015

La mauvaise fréquentation

 
La mauvaise fréquentation.

— J'aime pas du tout tes fréquentations imaginaires.

Ce devait être un mardi, elle avait mis son foulard bleu vif. Elle remuait nerveusement sa cuillère dans son café. Alors qu'elle n'avait pas même pas mis de sucre. Ce n'était pas bon signe. Julie Vignon de Courcy, elle, laisse son sucre fondre dans le café pendant qu'elle reste là, songeuse. Et c'est beau. Mais Alice qui touille son café sans raison, c'est mauvais signe. Un peu comme un train qui arriverait à Hadleyville.

Vraiment pas du tout. C'était marrant au début, mais tu commences à m'inquiéter Alek. J'ai l'impression que tu ne fais plus la différence.

Accoudé au comptoir, je voyais Louis en train de s'enchainer son quatrième pastis de la matinée. Louis avait pris l'habitude de mettre une ceinture et des bretelles. Je n'aimais pas trop Louis. Je n’ai aucune confiance en quelqu’un qui porte à la fois une ceinture et des bretelles. En quelqu’un qui doute de son pantalon.

Tu es en train de te faire bouffer la tête avec ses conneries. Est-ce que tu m'écoutes au moins ?

Elle avait posé sa cuillère sur la table et a bu son café d'une seule traite. Je sentais qu'il fallait que je dise quelque chose. C'était peut-être vrai ce qu'elle me racontait après tout. Est-ce que je ne suis plus capable de faire la différence ? Est-ce que je crois vraiment que tout ça est vrai ? Dites Mrs Torrance, est-ce que Danny est là ?

Je ne dis pas que je ne suis pas sensible à l'effort, mais trop, c'est trop, tu comprends ?

Mais elle se trompait surement. Je sais bien moi ce qui est réel. J'ai encore des sensations, des souvenirs. Ça avait commencé comme une plaisanterie. Après le troisième rendez-vous, elle m'avait avoué qu'elle aurait aimé un peu d'imprévu dans sa vie. Que je manquais un peu de fantaisie ! Qu'elle aimerait plutôt sortir avec un homme comme Georges Kaplan, mais si, tu sais, Cary Grant dans North by Northwest. Voilà un type qui même pris dans une machination dont il n'a pas idée s'en sort toujours et de manière de plus en plus improbable. Elle disait qu'elle aimerait que sa vie ait plus de péripéties. Que je devrais essayer.
Fais-le ou ne le fais pas, mais il n'y a pas d'essai. C'est bien connu. C'est même elle qui me l'a appris. Et je voulais revoir Alice. Alors le lendemain, ça n'avait pas trainé. Je m'étais gominé les cheveux, j'avais mis un costume, et je l'avais emmené sur le terrain de l'aéroclub du coin pour lui refaire la scène de l'avion. Qu'est ce qu'on avait ri avant de se faire jeter par le gérant.

Je veux dire, oui, c'est impressionnant, mais regarde toi, franchement, ça devient carrément n'importe quoi. Faut que tu réagisses, Alek.

On a rapidement pris le pli. Ça me plaisait bien aussi faut dire. Dans le métro, on descendait toujours à la prochaine. Quand on passait par la gare, on croisait trois types qui attendaient et dans ces trois types il y avait trois balles. Paris était tout petit pour ceux qui s'aimaient comme nous de ce si grand amour et quand on se rendait chez un copain à une demi-heure de chez nous, on y était en dix minutes. C'était pratique. Mais c'était un jeu.

Je vais te dire Alek, je sais pas si je vais pouvoir continuer comme ça.

Tant qu'elle ne l'a pas clairement dit, ce n'est pas fini. Jusqu'ici tout va bien. Mais je sais bien que l'important c'est pas la chute, c'est l'atterrissage. Qu'est ce que je peux lui dire ? Que c'est de sa faute ? De la mienne ?

Je sais pas quoi te dire. J'ai adoré galoper avec John T. Chance, partir sur les routes avec Robert Kincaid, enquêter avec Marlowe, et danser avec Andy Miller. Mais je crois que ça t'a un peu trop atteint.

Atteint, mais pourquoi atteint ? Je sais bien moi que dans l'ouest, quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende. Je n'avais pas vraiment le choix, elle n'aimait pas Alek alors je suis devenu cette légende. Forcément, l'acclimatation a été difficile. Travis Bickle ne pouvait pas s'empêcher de demander à la boulangère si c'était bien à lui qu'il parlait, Vito Corleone faisait des propositions que le guichetier de La Poste ne pouvait pas refuser, et Paul Volfoni n'arrêtait pas de demander au patron s'il y avait de la pomme dans son vitriol. Mais bon, on s'adapte quoi.

Je ne sais plus qui tu es, Alek. C'est dur pour moi, tu comprends.

Une larme coule le long de sa joue. Ça me fend le coeur. Et personne pas même la pluie n'a de si petites mains. J'ai envie de lui dire de ne pas faire ça, mais les mots restaient bloqués dans ma gorge. Moi qui croyais qu'on était les fils de pute les plus chanceux du monde. Non, je ne comprenais pas. Je sais bien que je n'avais pas besoin de courir le monde après mon destin comme un cheval sauvage. Mais elle l'avait voulu. J'étais maintenant taillé dans l'étoffe dont on fait les rêves.

Je suis réel, tu comprends ça ? Je suis réel, et toi…

Et moi, quoi ? Je suis quoi ? J'existe pas peut-être ? Puis exister, après tout ça ne veut rien dire. Le coup le plus malin que le diable n’est jamais fait c’est de faire croire à tout le monde qu’il n’existait pas. Je suis juste allez un peu plus loin.

Toi tu es devenu évanescent, tu apparais en vingt-quatre images par seconde. Tu es en deux dimensions, c'est perturbant pour les gens, comprends-le. Toutes les quinze minutes, je vois la brulure de cigarette du projectionniste en haut à gauche de ton épaule. Merde, Alek, tu me parles en digital surround, tu te rends compte ?

Et alors, c'est pas mieux ? Certes, ça rend certaines choses un peu plus complexe. Quand j'entends du Wagner, j'ai envie d'envahir la Pologne, et j'admets qu'au petit matin, mon appart a des relents de napalm, mais on s'y fait non ? Et puis j'ai trouvé un chouette job à la cinémathèque. Tu en voulais du rêve, tu en as.

Je ne sais pas ce que je vais faire.

Je suis devenue un personnage de film. Voilà. Je me suis réveillé un matin, imprimé sur pellicule. Mais est-ce que ça veut dire que je ne suis pas réel ? Après tout, je t'aime, je suis fidèle, je suis un homme de paroles, courageux, romantique et j'embrasse comme un dieu. D'accord, je n'existe pas. Mais bon.

Personne n'est parfait.





mercredi 23 septembre 2015

Chantecler Syncopé


Réponse à un appel à texte sur le thème du grand chant. Je reconnais que c'est un peu bizarre mais c'est le but.  Comme d'hab', hésitez pas à laisser un petit mot.


Chantecler Syncopé

« Tu vois bien [...] que le jour peut se lever sans toi »
Chantecler, Edmond Rostand




...sieds toi donc, j'voudrais pas que tu t'engourdisses comme une carpe devant l'bon dieu, non mais, vas-y, vas-y j'te dis, pose-la ta question ! Et crains pas de me faire de la pouille, hein, j'ai tellement emmanché ces derniers temps qu'y a pas des caisses que j'engrange plus. Comprends donc bien qu'c'est pas toi, l'periot, qui va m'donner la claque. Alors oui, tel que tu m'vois je suis à l'essor, j'ai l'coeur chiffon. Je lustre plus comme avant, c'est sûr. Assieds-toi là, j'te dis, près du gourbil. Pis au moins, je s'rais rassuré quant à la contagieus'té. Des fois que j'aurais choppé la métaphysique. On est pas à l'abri, dis-toi.
Oui tu vois bien qu'ça va pas si mal. J'm'emballe toujours, je cause trop haut, c'est donc que ça s'rait pas si grave que t'y penses t'y. Et puis tu crois quoi hein, l'bec en blanc ? Que moi le marquis de La-Braille-sur-Morgue, le chevalier de la luette, Monseigneur de Sept Fois dans la Bouche et Sans les poches, je me suis tari ? Tu crois que je coule plus de source, c'est ça ? Moi, qu'on appelle Galilée, parce qu'elle tourne, dit Mange-trottoir, dit Festin-nu, dit l'Abreuvoir, tu y pressens, ou bien quoi ? J'ai toujours la tête à l'envers et l'monde en vrac.
Alors de quoi que tu me blablates, j'suis armaturé. D'équerre et au fil à plomb. Pis en vrai, si tu l'oses pas pousser ta question, j'vais l'faire pour toi. Tu t'encrasses de pas savoir par quoi le monde tient. Ou par quels fils, par quelles tortues, éléphants ou mastodontes. Tu te dégoises al' vertical'. T'as l'bidonnant en cale sèche, et tu sais plus quoi donc t'y faire pour qu'ça's'passe. Alors je t'le dis de tout go et sans vers hein ! Ça passe pas, moi qui suis là depuis une quinze de décadre, je peux t'l'asséner glorieux. C'est-y pas tant grave hein. C'est lassitude des fois mais saleté de lasseté. Y a pas grand-chose pour lutter contre l'azimut. Y a des zingues qui m'ont armuché que j'étais dans l'erreur. Mais ils entravent que dalle. C'est que j'ai d'la limpe, moi.
Mais trêves de billeverseraine. Toi, tu te demandes pourquoi que je cause en rond. C'est simple. Je fais tenir le monde. Si je m'arrête de parler, tu passes à l'attrape. Vérité, je repeins pas le tableau en noir pour le plaisir. Mais si je m'arrête de blatérer, ben y a tout qui s'arrête. Comment je le sais ? Tu te sapes comment dans tes tréfonds ? C'est des choses qui se savent, c'est tout. J'espère que tu me respires bien quand j't'annonce ça.
Le zig qu'a dit qu'au début était le verbe, ben il avait pas tort. On construit nos illusions sur nos mots pis c'est tout l'tintouin. Ça vaut bien un chapeau en Espagne et de la bulle de savon en sine qua non. Parce que t'as beau médire, comment l'atmosphère tiendrait sans que je luis souffle dans sa gueule hein ? L'air de rien peut-être mais l'air c'est moi. La sphère aussi. Banco todos et tutti quanti. Pourquoi tu deviens agitation d'un coup ? Quoi ?
Qu'est-ce que t'essaye de boxonner ? Je dors pas bidouillé, moi, j'suis raide dans mes bottes. Tu aim'rais me faire croire que le jour se lève sans moi ? T'es bien un givre, tiens qui crois-tu t'y que tu l'abuses, s'pèce de merle.
Tu veux me faire croire que l'alouette et l'rossignol ne créent pas leur nuit en plein jour ? J'ai pas l'air, mais j'ai la manière et l'éducation, moi m'ssieur !
Ça y est, tu t'engrosses mal, et tu veux décave. Normal. Ça se fait commac et c'est toujours la rengaine du pareil. T'adoucis pas donc, et trace ton pavé. Tu trouveras bien le bout de la rue. Le monde est juste après. Bandonne moi donc, c'est l'habituelle. Normal.
Ciao frangin, garde-toi d'angine, et va faire tourner la mappemonde. Moi je reste affilé à ma langue pour faire dans la préservation. Je devrais être une espèce protégé avec mon auditorium à ciel ouvert.
Tiens en v'la un autre de valet d'paille. Du genre à s'embraser au premier feu de détresse. Du genre à rechercher le slang de derrière son noeud de pendu. Mais qu'il s'approche et ce sera tout suite une autre paire de vis. Il est en maladie, ça se lorgne bien sur sa tenue. Un bout de zinc en fond de mémoire peut-être. Comme l'autre il voudra savoir, comment que je crée mon foin et comment que je l'engrange. Faut bien de ça pour que ça tourneboule comme il veut. Tiens donc, il se ramène avec sa question en ci-devant.
Salut, vieille branche, comment qu'ça va. Chanteclerc, dit clair-de-lune pur l'espoir, dit l'fredonneur, dit Six-sur-sept vu que je suis jamais là le dimanche. Faut bien laisser au Dab son jour de gloire. Alors, t'as une question ? Pas de souci, j'ai tout mon temps. A...

mercredi 9 septembre 2015

Cent mètres à deux mains

Cent mètres à deux mains
ce qu'on peut faire à une seule.



Dans un bureau. Deux hommes s'ennuient fermement.
Entre leurs deux bureaux, une pile de documents d'environ trois mètres de haut s'entasse. Un conduit dissimulé plus haut crache de temps à autres une nouvelle feuille qui va se poser sur le tas déjà conséquent.


UN : Pfiou ! Encore un document à classer.
DEUX : Oui, ça n'arrête pas en ce moment.
UN : A se demander ce qu'il font là-haut.
DEUX : Si ça se trouve, ils nous balancent tous ces document sans même les lire.
UN : Ça, ça ne m'étonnerait pas d'eux.
DEUX : C'est pas pour être mauvaise langue, mais j'ai pas l'impression qu'ils font grand-chose à l'étage du dessus.
UN : Oui, ça me paraît évident. Il nous est impossible de classer tout ces documents au rythme où ils arrivent.
DEUX :  Ils doivent sans doute s'entrainer pour les jeux olympiques de la procrastination.
UN : Brusquement inquiet Vous croyez ?
DEUX : Bah oui sans doute. En tout cas, vu leur rythme de glande, je pense qu'il pourrait y prétendre.
UN : Ah merde !
DEUX : Mais pourquoi vous vous mettez dans un état pareil. Ce n'est pas si grave après tout.
UN : C'est à dire que... Moi aussi je m'entraine.
DEUX : Vous vous entrainez ?
UN : Oui.
DEUX : A quoi ?
UN : Mais à la procrastination, voyons. Moi aussi, je vais tenter les jeux mondiaux cette année. Et si ceux du dessus s'y mettent, ça va pas être gagné.
DEUX : Alors comme ça, vous procrastinez ? Je dois vous dire que je n'ai rien remarqué. Vous faites ça depuis longtemps ?
UN : Je dirais deux mois environ, à temps plein. Et depuis au moins un an, cinq ou six heures par jour.
DEUX : J'aurais vraiment jamais cru.
UN : C'est à dire que ma spécialité à moi, c'est la procrastination furtive. Procrastiner sans se faire remarquer. Le catimini, quoi.
DEUX : Et bien chapeau, mon cher. Je ne m'en étais pas du tout aperçu. Vous êtes très bon.

Trois nouveaux documents descendent par le conduit.

UN : Oui mais vraiment, je crois que je suis pas au niveau, par rapport à ceux du dessus.
DEUX : Allons mon cher, allons ne vous faites donc pas tant d'idées noires. Puis avec le boucan qu'ils font, je ne suis pas sûr que il réussissent l'épreuve de catimini.
UN : Oui vous avez sans doute raison. De toute façon cette année, la concurrence sera rude. Il faudra compter sur les Corses, les Espagnols, les Portugais.
DEUX : Les Portugais ?
UN : Oui, ils ont failli  remporter le championnat l'année dernière. Ils avaient réussi toutes les épreuve de retard en bâtiment. En tout cas, c'est ce que prétendaient les juges.
DEUX : Ah bon !
UN : Oui des entrepreneurs triés sur le volet qui jugeaient de l'avancement des travaux. Ils ont tranché en faveur des Portugais.
DEUX : Ah bon, il me semblait que les Russes pourtant avait l'air mieux qualifiés.
UN : C'est parce qu'ils sont toujours bourrés. Alors forcement, ça aide dans le fait de ne rien faire mais ça n'annihile pas complétement la volonté formelle de ne rien faire.
DEUX : Et les Japonais ?
UN : Ah eux, ils n'arrivent jamais à rien. Ils se sont complétement vautrés dans les épreuves de retard de courrier et de mail à envoyer de toute urgence. Ils ont fini dix minutes après le coup d'envoi. Alors que l'avant dernier a quand même fait l'effort de terminer en plus de six heures.
DEUX :  Et le premier ?
UN : Trois jours je crois.

Dix nouveaux dossiers tombent lourdement sur la pile.


DEUX : Vous croyez qu'ils s'entrainent pourquoi ? 
UN : Peut-être la recherche d'excuse pour devoir non rendu. En général c'est une épreuve qui fait du bruit.
DEUX :  Ah ?
UN : Oui comprenez, les participants sont tenu d'être le plus convaincant possible. Alors forcement, ça tempête, ça hurle, ça menace. Pour prendre l'ascendant sur le juge. Même si la méthode Bartleby fait beaucoup mieux ses preuves, ça reste une technique extrêmement difficile nécessitant un sang-froid et un moral à toute épreuve.
DEUX :   Et ça consiste en quoi ?
UN : Quand un examinateur lui demande de faire une tâche, il répond simplement « I would prefer not to ».
DEUX :   Élégant et efficace.
UN : Oui, c'est sûr. C'est un anglais qui a mis ça au point. Mais c'est difficile.

Cinquante nouveaux dossiers tombent.

DEUX :   Oulala.
UN : Oui, je vous plains.
DEUX :   Me plaindre ? mais pourquoi ?
UN : Tout ce travail à faire. Ça me fait mal rien que d'y penser.
DEUX :   Oh mais je vous arrête tout de suite. Je ne vais pas classer ces dossiers.
UN : Ah bon mais pourquoi ? Vous avez autre chose à faire ?
DEUX :  Ah mais non ! Je profite simplement des mes privilèges de champion du monde. Et j'attends que le travail se fasse tout seul.
UN : Vous, champion du monde ?
DEUX :   Oui, cinq fois d'affilé.
UN : Mais comment...
DEUX :   Oh c'est bien simple, le jour de la compétition, je ne me pointe même pas aux épreuves. Et je n'ai qu'à venir le lendemain pour récolter mon prix.
UN : Astucieux.
DEUX : Oui. J'ai simplement utilisé le principal atout de la France pour ce genre de compétitions.
UN : Et c'est ...
DEUX : La suffisance.

lundi 7 septembre 2015

Une photo

A Antoine

      Quand, assis à mon bureau, je lève les yeux, je vois, accroché au mur, la photo d'un copain.

   C'est vrai que cette phrase n'a l'air de rien comme ça. Vaguement bancal au niveau du rythme. Certainement sans intérêt. Ce n'est pas une façon de commencer un texte. Pourtant les faits sont là. Je n'y peut pas grand chose. Quand, assis à mon bureau, je lève les yeux, je vois, accroché au mur, la photo d'un copain et c'est comme ça.
   Pour comprendre l'intérêt de cette phrase,  il serait nécessaire que je fasse preuve de précision. Il est des soirs comme ça où l'on ne peut plus se contenter de l'habituel brume où notre esprit s'engoue. De la très vague réflexion dont on se satisfait paresseusement. De la facilité qui nous pousse à réfléchir plutôt demain peut-être si le temps le permet.
   Non. Ce soir, j'éprouve le besoin de devenir précis. Alors une photo finalement, c'est un point de départ comme un autre. Ça a l'avantage d'être au moins un peu net. Ou au moins de proposer un cadre. On décrit ce que l'on voit, le plus précisément possible, et ça ira mieux.
   Voilà.
   Quand, assis à mon bureau, je lève les yeux -ce qui m'arrive à chaque fois que je me mets à divaguer- je vois, accroché au mur, la photo d'un copain.
   Quand je dis la photo d'un copain, je ne veux pas dire que la photo représente un copain mais plutôt que c'est une photo prise par un copain. Il faudrait sans doute que je vous parle du copain, des circonstances, du contexte général. De ce que représente la photo aussi. Puis que je fasse étalage des conclusion que j'en ai tiré. Oui. Comme ça ce serait bien. Ce serais plus logique. Mais je ne sais pas si ce soir, j'ai tellement envie d'être logique. Parce que finalement, je ne sais pas si la logique à grand chose à voir la-dedans. Mais il faut essayer. La photo est bel est bien en face de moi et il va bien falloir que j'en tire quelque chose.

   Disons d'abords qu'elle est en noir et blanc. Je ne sais pas finalement si ça sert le propos mais ça donne au moins un certains cachet à l'œuvre. Pardon, à la photo. Le copain m'en voudrait que je qualifie ses œuvres d'œuvre. C'est que les copains aussi ont leur susceptibilités qu'il faut ménager même si on a envie d'être précis. Surtout d'ailleurs quand on a envie d'être précis. Et il serait regrettable que - à force de vouloir préciser-  ma relation amical avec ce copain en pâtisse. A préciser des choses, on remue ce que l'autre a voulu cacher dans ses méandres. Et je sais bien que personne n'aime trop que l'on remue ses méandres. Il faut que je m'attache à rester concentrés sur mes propres méandres - ce qui demande déjà une certaine somme de boulot- plutôt que de me mêler des méandres des copains. La précision c'est compliqué.

   Donc une photo en noir et blanc, prise il y a environ neuf ans, au milieu du printemps, au Népal, et offerte par le copain quelques six mois plus tard à la fin de notre année de colocation contre une affiche récupérée dans la rue dont j'étais alors le propriétaire. L'affiche représentait la photo bien connu - en noir et blanc elle aussi- d'un vieillard et d'une petite fille possiblement tsigane - sans certitude - mais en tout cas dépenaillé en train de regarder au loin. En haut à gauche de l'affiche, on pouvais lire : La pauvreté n'est pas un délit, laisser quelqu'un à la rue est un crime et devais être signé par le Secours Populaire ou Action contre la faim. A vrai dire, je ne m'en rappelle plus très bien. Mais j'ai besoin de précision. Si, ça me reviens. Fondation Abbé Pierre en guise de signature. Je m'en souviens maintenant. A vrai dire quand je vois la photo du copain, je revois aussi cette affiche qui trônait dans notre salon. Pourtant la photo ne présente pas tant de similitude avec l'affiche. A part le noir et blanc. Et encore. Si le noir et blanc devait être un facteur commun, on en n'aurait pas fini avec les amalgames. Et justement, je ne veut pas amalgamer mais préciser. Donc il faudrait dire que quand je regarde cette photo, je vois aussi, cette affiche juste derrière. C'est comme ça.
   Donc une photo troqué contre une affiche qui me tenait à cœur trône au milieu du mur face à mon bureau. La photo représente un paysage que l'on ne distingue pas puisqu'il s'agit essentiellement d'un paysage de ciel brumeux. Ce qui avec le flou, crée surtout un aplat blanc non identifiable. Pas de montagnes, pas d'horizon, rien. Si je n'avais pas su par le copain que la photo avait été prise au Népal à la fin de la guerre civile, je n'aurais jamais pu le deviner. Oui parce que c'était pendant la guerre civile de 2006 au Népal. Je le sais parce que le copain me l'a raconté et que je me rappelle à l'époque avoir suivi les informations népalaises pour la seule et unique fois de ma vie. Ça  n'est donc pas représenté sur la photo mais dans l'immensité du blanc, on peut, à sa convenance rajouter les images de la guerre et de la souffrance népalaise que mon copain a également ramené mais qu'il ne m'a pas laissé puisque je n'avais plus d'affiches à lui troquer. Et puis l'aplat blanc permet de toutes les afficher d'un coup.
   La photo représente aussi au premier plan, toujours un peu flou, et dans des tons très noirs, très contrastés, à gauche sur sur toute la longueur un tronc d'un arbre, dont on voit les feuilles tomber sur la largeur du haut et ses racines grandir sur celle du bas. Ce qui donne à cette photo - qui, au centre, est rempli de ciel laiteux, je le rappelle - un cadre dans le cadre. Un cadre ouvert sur la droite. Un espoir d'évasion, ou une fuite en avant si on prend le sens de lecture occidentale.
   Je dis fuite en avant parce que c'est comme ça que mon copain m'expliquait, avant de partir, l'importance de son voyage au Népal. Il voulait faire sa fuite en avant, ne pas construire ou vivre ce qu'il vivait sur le moment mais partir loin s'ouvrir, pour s'oublier un instant.
   Je ne dis pas qu'il a raison. Mais quand je vois ce cadre dans le cadre lorsque je divague à mon bureau, et bien j'entends encore cette argument qu'il m'avait asséné pendant les quelques mois qui précédèrent le départ. Je vois cette ouverture sur la droite, et je vois la fuite en avant.
   Je distingue dans cette arbre, dans ce cadre, l'appartement que nous partagions alors, sous les toits, le plafond variant entre deux mètres et quarante centimètres de hauteur selon où l'on se plaçait dans la pièce ou dans la chambre. Pour ma part, j'avais décrété qu'un matelas à même le sol de ce coté-ci de ma chambre ferait une très bonne couche et permettrait une utilisation optimal de mon espace alloué. Et, malgré quelques réveils en sursaut qui ont contribué à me faire une tête dur ou cabossé, je n'en ai pas démordu pendant cette année de colocation. Je vois dans ces feuilles menaçantes ce fameux plafond, et j'imagine au dessus le toit de l'immeuble auquel nous avions accès et les soirées passées à contempler la rumeur de la ville.

Enfin dans ce cadre inachevé sur la droite, sur ce fond de brume indéfinissable, au centre de la composition on distingue sans le moindre doute, une silhouette humaine. Cette silhouette est celle - vu sa corpulence et sa taille - d'un enfant. Probablement un garçon. Je dis probablement parce que d'une part on ne distingue pas son visage, et que d'autre part je me dois d'être précis et d'exposer mes doutes également. Donc la silhouette d'un probable garçon jouant à conduire un cerceau avec un bâton. Ce jeu, désuet dans nos régions, me renvoie sans peine aux souvenirs de mes lectures de jeunesse où l'on me montrait des enfants de mon âge en train de jouer à de tels jeux. Ce jeu m'évoque mon père, qui parfois entre ses silences, laissait entendre qu'il fut lui aussi un jour un enfant bien que je peinais à le croire.
   Ce qui est particulièrement marquant dans cette photo, c'est que l'enfant et le cerceau ont été pris dans un moment de grâce, presque aérien. En effet, ni l'enfant, ni le cerceau ne touche le sol. Preuve en est, le fin liseré blanc que l'on distingue entre les racines et les pieds de l'enfant et du cerceau. Et il court, non pas vers le tronc à gauche mais bien vers l'ouverture à droite. Ces deux éléments me rendent ce personnage presque irréel. Je vois cette photo comme un temps suspendu, un acte gratuit, précieux. Un moment juste.
   Et je crois que cette enfant qui fuit en avant, le cerceau à la main, l'attitude insouciante et espiègle que je lui prête dans ce contexte de guerre civile au Népal, n'est rien d'autre en fait que le portrait en silhouette de mon copain. Et qu'à chaque fois que je vois ce petit bout d'homme, je repense à mon copain. A ses souvenirs de voyages qui furent tant d'espérances - à défaut d'expériences - pour moi. A ce qu'il me racontait des hôpitaux de Katmandou en pleine guerre civile qu'il a pu visiter lors de sa crise d'appendicite à la fin du voyage. Je vois dans la clarté du ciel népalais les vallées désertiques en Turquie où l'on peut vivre en troglodytes. Je vois dans les racines les copains qui me portent, ceux qui me racontent leur souvenir de Marrakech, de Brasília, des favelas, du carnaval. Je revois trop brièvement, dans les racines des arbres celui qui est partie vivre chez les Papous. Et celui là qui me racontait la force du vent islandais, cet autre qui me disait la sècheresse et l'amour de Ouagadougou. Je les revois tous, avec leur images, leurs sons, leurs odeurs qu'ils portaient avec eux. Et surtout leurs fuites en avant, le cerceau à la main comme seule arme contre la brutalité du monde.


Voilà, pour être précis, on dira que quand, assis à mon bureau, je lève les yeux, je vois le monde. Et puis un peu d'espoir là sur la droite.