Jorge se
regarda une dernière fois dans la glace. Les cheveux gominés, bien rejetés en
arrière, qui n’avaient plus tout à fait la noirceur de sa jeunesse. Le regard
franc malgré les cernes, la peau mal repassée, le nœud de cravate droit,
le costume un peu défraichi, mais toujours bien cintré, les chaussures cirées,
le foulard rouge en vrai Gaucho… Il
était prêt.
Jorge se
dirigea vers le salon, alluma la lampe sur le coin du bureau, et s’assit dans
le fauteuil préhistorique et capitonné, en attendant l’heure. L’horloge
ancestrale, qui trônait au milieu de la pièce affichait minuit seize. D’ici une
heure, peut-être deux, elle serait là. Jorge souriait.
L’histoire
aurait pu commencer dans ce faubourg de Rosario, dans une ville perdue au bord
du Rio de la plata ou même ailleurs.
Hier, il y a six mois ou dans cent ans, Jorge s’en moquait bien. La géographie
n’avait pas beaucoup d’importance. Alors le temps… On s’en fiche du temps. Après
tout, le temps se fiche bien de nous.
D’ailleurs,
à ce moment-là, Jorge était redevenu gamin. Pour la première fois et comme
d’habitude, il tombait amoureux de la plus valeureuse des filles de son école.
Une qui n’avait pas peur de l’accompagner à la chasse aux brachiosaures, aux
ptéradons ou aux terribles deinonychus qui se terraient dans les moindres
recoins de la cour de récréation.
Deux
aventuriers perdus dans la jungle australe, tentant de survivre à la diphtérie
qui rongeait les marais. Traquer sans remords ces maudits lézards qui ne
cessaient de leur échapper. Puis quand ils furent tous capturé, le vétéran
Jorge offrit une place de choix à sa nouvelle associée à bord du Sanguinaire, un fantastique quatre-mâts
qui sema la terreur dans toutes les caraïbes pendant une bonne dizaine
d’années, au moins jusqu’à la pause gouter. Puis le capitaine Jorge prit une
importante décision, sans doute l’une des plus importantes de sa courte
carrière. Il promut le chef artilleur Carmen au rang de lieutenant et
mécanicien d’urgence au cas où une avarie les empêcherait de traverser le pont
Einstein-Rosen-Podolski. Le commandant Jorge était tombé deux ou trois fois en
panne hors du continuum espace-temps et ce n’était pas beau à voir. La présence
d’un second efficace le rassurait.
Jorge
riait. Il les voyait courir sur le mur du salon, les dinosaures, les pirates,
les astronautes, les zombies, les vampires, les chercheurs d’or et toutes ces
ombres qui avaient peuplé son enfance. Ces fragments d’imaginaires coloraient
le mur terne comme autant de réminiscence de jours heureux. Jorge se leva et
mit un disque de Carlos Gardel. Yo no se
queme han hecho tus ojos... Je ne sais pas ce que m’ont fait tes yeux… « Ils m’ont appris à voir, à voir
la vérité cachée derrière les choses. Voilà ce qu’ils ont fait Carmen. »
Pero se que al dormirme una noche con tus
ojos pensando soñé... Soudain, Jorge eut seize ans à nouveau. Il se rendait
à une milonga au bout de la ville,
pour danser le tango et le chamamé.
Certains payadors lui avaient
raconté que, quand les musiciens jouaient bien, la musique se transformait en
serpent et s’enroulait autour des jambes des danseurs pour les pousser à la
tentation. Il avait vu Carmen à l’autre bout de la piste vêtu d’une robe
fourreau et d’un châle rouge, frêle
rempart contre la fraîcheur de la nuit et la chaleur des regards. Ils s’étaient
approchés l’un de l’autre puis ils se mirent en position pour danser. Abrazo. Jorge dansait avec Carmen, petit
chaperon rouge perdu dans la ville, bien loin de sa grand-mère, de son père, de
sa mère. Bien loin de l’horloge familiale qui sonnait à présent une heure
passée.
Jorge
regarda par la fenêtre du salon. « Ce soir, c’est la pleine lune. Les
loups-garous sont de sorties. Ne t’inquiète pas ma belle, ne t’inquiète pas. On
aurait dit que je te protègerais comme tu m’as protégé si souvent. Comme quand
tu as mis en fuite ses bolludos de
rastreador qui étaient parties à ta poursuite et qui m’avaient coincé à la
sortie de Venato Tuerto. J’en garde encore les cicatrices. »
Jorge
esquissa un pas de tango et écouta le tic-tac paisible de l’horloge. Bientôt
deux heures. Bientôt vingt ans. Bientôt la fuite, et la violence de la vie qui
les rattrape. Bientôt la Patagonie. Puis la maladie et le temps qui commence à
manquer. « Ma belle, le temps ne nous manquera pas, on inventera celui dont on
aura besoin et puis voilà. »
Petit à
petit, le tic-tac se fit moins régulier, un peu plus enlevé. Le lourd balancier
commençait à suivre langoureusement les pas de Jorge qui à présent dansait.
Juste pour l’échauffement.
Puis
silence.
Alors Jorge
se plaça à une extrémité de la pièce et tendit sa main en direction de
l’horloge. Le mécanisme se figea. La porte de l’horloge s’ouvrit et Jorge vit
apparaitre une jambe puis une taille, tout un corps, puis un visage. Et quel
visage ! « Non, pas apparaître, émerger plutôt. Ceux qui s’imaginent que
les fantômes apparaissent car ils ne sont que des ombres ou des ectoplasmes
translucides se trompent évidemment. D’ailleurs ceux qui n’y croient pas se
trompent aussi. Il y a des histoires qui sont trop belles pour ne pas exister.
Les fantômes existent, ils sont simplement plongés dans certains plis de la
réalité qu’on ne voit pas. Il faut juste savoir les faire sortir ». Carmen
émergea donc dans la réalité de Jorge. Elle fit un pas, puis un deuxième avant
de perdre l’équilibre et de tomber la tête en avant sur le tapis du salon.
Jorge
éclata de rire et se précipita vers elle pour l’aider à se relever. « Ben,
alors, ma vieille, ma belle, mon amour, tu ne sais plus marcher ? Comment
va-t-on danser alors ? » Carmen se releva avec le plus de dignité
possible. « J’aimerais t’y voir. Ce n’est pas ma faute si la réalité est
particulièrement instable ».
Jorge
regarda Carmen avec douceur. Carmen, ce chant d’amour qui n’avait plus jamais
quitté ses lèvres depuis leur premier tango sous les yeux médusés des balconeadores. Carmen, cette mélodie
joyeuse, cet hymne à la passion. Carmen qui mourut un soir de février malgré
les remèdes d’un indien Mapuche qui avait bien voulu les recueillir. Carmen qui
voulait lui apprendre coute que coute la concordance des temps pour qu’il ne se
fasse pas gronder par la maitresse.
« Il
nous reste tant de temps à inventer, Carmen. Tant de modes aussi. Utiliser
enfin ces déclinaisons qui nous ont tant manqués. Le présent perfectible, le
passé ultérieur, le passé pas si simple, le plus que présent, le passé
décomposé, et l’un peu plus de parfait, dans l’espoir que les tristesses
d’autrefois fassent les joies d’aujourd’hui. Et aussi le pire-que-passé,
l'imparfait du plus-que-parfait et son contraire, et surtout, surtout le futur
inconditionnel et l’indéfinitif.
Mais tu
sais, Carmen, le seul que je veux vraiment conjuguer sous toutes ces formes,
c’est le temps qu’ils nous restent à vivre. »
La vida
es una milonga…