lundi 29 juillet 2013

La vida es una milonga




Jorge se regarda une dernière fois dans la glace. Les cheveux gominés, bien rejetés en arrière, qui n’avaient plus tout à fait la noirceur de sa jeunesse. Le regard franc malgré les cernes, la peau mal repassée, le nœud de cravate droit, le costume un peu défraichi, mais toujours bien cintré, les chaussures cirées, le foulard rouge en vrai Gaucho… Il était prêt.
Jorge se dirigea vers le salon, alluma la lampe sur le coin du bureau, et s’assit dans le fauteuil préhistorique et capitonné, en attendant l’heure. L’horloge ancestrale, qui trônait au milieu de la pièce affichait minuit seize. D’ici une heure, peut-être deux, elle serait là. Jorge souriait.
L’histoire aurait pu commencer dans ce faubourg de Rosario, dans une ville perdue au bord du Rio de la plata ou même ailleurs. Hier, il y a six mois ou dans cent ans, Jorge s’en moquait bien. La géographie n’avait pas beaucoup d’importance. Alors le temps… On s’en fiche du temps. Après tout, le temps se fiche bien de nous.
D’ailleurs, à ce moment-là, Jorge était redevenu gamin. Pour la première fois et comme d’habitude, il tombait amoureux de la plus valeureuse des filles de son école. Une qui n’avait pas peur de l’accompagner à la chasse aux brachiosaures, aux ptéradons ou aux terribles deinonychus qui se terraient dans les moindres recoins de la cour de récréation.
Deux aventuriers perdus dans la jungle australe, tentant de survivre à la diphtérie qui rongeait les marais. Traquer sans remords ces maudits lézards qui ne cessaient de leur échapper. Puis quand ils furent tous capturé, le vétéran Jorge offrit une place de choix à sa nouvelle associée à bord du Sanguinaire, un fantastique quatre-mâts qui sema la terreur dans toutes les caraïbes pendant une bonne dizaine d’années, au moins jusqu’à la pause gouter. Puis le capitaine Jorge prit une importante décision, sans doute l’une des plus importantes de sa courte carrière. Il promut le chef artilleur Carmen au rang de lieutenant et mécanicien d’urgence au cas où une avarie les empêcherait de traverser le pont Einstein-Rosen-Podolski. Le commandant Jorge était tombé deux ou trois fois en panne hors du continuum espace-temps et ce n’était pas beau à voir. La présence d’un second efficace le rassurait.
Jorge riait. Il les voyait courir sur le mur du salon, les dinosaures, les pirates, les astronautes, les zombies, les vampires, les chercheurs d’or et toutes ces ombres qui avaient peuplé son enfance. Ces fragments d’imaginaires coloraient le mur terne comme autant de réminiscence de jours heureux. Jorge se leva et mit un disque de Carlos Gardel. Yo no se queme han hecho tus ojos... Je ne sais pas ce que m’ont fait tes yeux… « Ils m’ont appris à voir, à voir la vérité cachée derrière les choses. Voilà ce qu’ils ont fait Carmen. »
Pero se que al dormirme una noche con tus ojos pensando soñé... Soudain, Jorge eut seize ans à nouveau. Il se rendait à une milonga au bout de la ville, pour danser le tango et le chamamé.  Certains payadors lui avaient raconté que, quand les musiciens jouaient bien, la musique se transformait en serpent et s’enroulait autour des jambes des danseurs pour les pousser à la tentation. Il avait vu Carmen à l’autre bout de la piste vêtu d’une robe fourreau et d’un châle  rouge, frêle rempart contre la fraîcheur de la nuit et la chaleur des regards. Ils s’étaient approchés l’un de l’autre puis ils se mirent en position pour danser. Abrazo. Jorge dansait avec Carmen, petit chaperon rouge perdu dans la ville, bien loin de sa grand-mère, de son père, de sa mère. Bien loin de l’horloge familiale qui sonnait à présent une heure passée.
Jorge regarda par la fenêtre du salon. « Ce soir, c’est la pleine lune. Les loups-garous sont de sorties. Ne t’inquiète pas ma belle, ne t’inquiète pas. On aurait dit que je te protègerais comme tu m’as protégé si souvent. Comme quand tu as mis en fuite ses bolludos de rastreador qui étaient parties à ta poursuite et qui m’avaient coincé à la sortie de Venato Tuerto. J’en garde encore les cicatrices. »
Jorge esquissa un pas de tango et écouta le tic-tac paisible de l’horloge. Bientôt deux heures. Bientôt vingt ans. Bientôt la fuite, et la violence de la vie qui les rattrape. Bientôt la Patagonie. Puis la maladie et le temps qui commence à manquer. « Ma belle, le temps ne nous manquera pas, on inventera celui dont on aura besoin et puis voilà. »
Petit à petit, le tic-tac se fit moins régulier, un peu plus enlevé. Le lourd balancier commençait à suivre langoureusement les pas de Jorge qui à présent dansait. Juste pour l’échauffement.
Puis silence.
Alors Jorge se plaça à une extrémité de la pièce et tendit sa main en direction de l’horloge. Le mécanisme se figea. La porte de l’horloge s’ouvrit et Jorge vit apparaitre une jambe puis une taille, tout un corps, puis un visage. Et quel visage ! « Non, pas apparaître, émerger plutôt. Ceux qui s’imaginent que les fantômes apparaissent car ils ne sont que des ombres ou des ectoplasmes translucides se trompent évidemment. D’ailleurs ceux qui n’y croient pas se trompent aussi. Il y a des histoires qui sont trop belles pour ne pas exister. Les fantômes existent, ils sont simplement plongés dans certains plis de la réalité qu’on ne voit pas. Il faut juste savoir les faire sortir ». Carmen émergea donc dans la réalité de Jorge. Elle fit un pas, puis un deuxième avant de perdre l’équilibre et de tomber la tête en avant sur le tapis du salon.
Jorge éclata de rire et se précipita vers elle pour l’aider à se relever. « Ben, alors, ma vieille, ma belle, mon amour, tu ne sais plus marcher ? Comment va-t-on danser alors ? » Carmen se releva avec le plus de dignité possible. « J’aimerais t’y voir. Ce n’est pas ma faute si la réalité est particulièrement instable ».
Jorge regarda Carmen avec douceur. Carmen, ce chant d’amour qui n’avait plus jamais quitté ses lèvres depuis leur premier tango sous les yeux médusés des balconeadores. Carmen, cette mélodie joyeuse, cet hymne à la passion. Carmen qui mourut un soir de février malgré les remèdes d’un indien Mapuche qui avait bien voulu les recueillir. Carmen qui voulait lui apprendre coute que coute la concordance des temps pour qu’il ne se fasse pas gronder par la maitresse.
« Il nous reste tant de temps à inventer, Carmen. Tant de modes aussi. Utiliser enfin ces déclinaisons qui nous ont tant manqués. Le présent perfectible, le passé ultérieur, le passé pas si simple, le plus que présent, le passé décomposé, et l’un peu plus de parfait, dans l’espoir que les tristesses d’autrefois fassent les joies d’aujourd’hui. Et aussi le pire-que-passé, l'imparfait du plus-que-parfait et son contraire, et surtout, surtout le futur inconditionnel et l’indéfinitif. 
Mais tu sais, Carmen, le seul que je veux vraiment conjuguer sous toutes ces formes, c’est le temps qu’ils nous restent à vivre. »


 La vida es una milonga…