dimanche 5 avril 2015

Crimes et chuchotements

Crimes et chuchotements 
Ou
Éros et Thanatos sont dans un bateau...




            Aujourd'hui, Maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. Mais franchement, je m'en fous. Parce qu'aujourd'hui, j'ai rencontré Mathilde.
   Mathilde œuvrait comme préparatrice funéraire au sein de In memoriam, le service de pompes funèbres que j'avais choisi pour enterrer maman. J'avais choisi cette agence là, parce que c'est elle qui avait enterré Papa, mais à l'époque Mathilde n'y travaillait pas encore. Elle portait ce jour-là un tailleur noir, strict, et réglementaire. Elle me fit rentrer dans l'office réservé au client, me présenta ses condoléances presque en chuchotant.
   J'ai toujours considéré le chuchotement comme un acte hautement érotique. Le chuchotement, c'est ce moment où la voix devient quasiment secrète, caché, intime. A l'inverse du murmure, qui lui n'est que maugréement et bassesse, le chuchotement est, à mon sens, la véritable noblesse de la parole. La fêlure qu'on entends dans les cordes vocales, la sensation du souffle, le mot presque inaudible et pourtant bien présent. Et d'entendre Mathilde chuchoter pour la première fois en me faisant ses condoléances, j'en ai tout oublié. Tout. De la composition floral au marbre adéquate, du choix du prêtre au déroulement de la cérémonie. Tout. Mathilde tout contre moi. Mathilde et sa légère odeur de jasmin, Mathilde et son discret décollée où repose, minuscule, un pendentif d'ambre.
   A l'issue de la séance, et mettant mon silence sur le compte de mon deuil, elle m'a serré doucement la main en me souhaitant bon courage dans ma peine et à mardi prochain.
   Le mardi suivant, je suis arrivé mis sur mon trente-et-un, à la fois grave et sobre, mais non dénué une certaine élégance, avec mon œillet à la boutonnière. Maman aurait été fier de moi. Pour une fois que je lui rendais visite sans être négligé. Le temps était doux, le soleil au rendez-vous, et même ce petit cimetière derrière la gare avait quelque chose de bucolique. Avec toutes ces tombes fleuries, il y avait un je-ne-sais-quoi dans l'air, peut-être un parfum de bégonia, quelque chose de propice aux grandes amours qui commencent.
   Il y avait finalement assez peu d'invités - attendu que maman était une vrai peau de vache - et j'en étais heureux, satisfait d'échapper aux interminables séances de condoléances et pressé que j'étais d'obtenir l'intimité nécessaire à la séduction de la belle et douce Mathilde. Le beffroi sonnait treize heure et mon cœur se serra lorsque je vis le corbillard s'avancer dans l'allée principal du cimetière. J'étais en train, malgré mon air meurtri et de circonstance, de préparer le discours que je lui tiendrais une fois la cérémonie achevé. Je trépignais. C'est alors que je vis descendre du corbillard quatre hommes aux teint blafard, mais de Mathilde point.
   La mine déconfite que j’arborais lors de la descente du cercueil ne fut en rien feinte. Mathilde ne viendra pas. Une fois la cérémonie fini, je m'approchai des croque-morts afin de leur en toucher un mot.

 - Ah Mathilde, oui, non, elle n'est pas là, elle ne s'occupe que de l'embaumement des cadavres et du rapport avec les clients. Vous comprenez, elle ne ferait pas le poids. C'est que c'est tout de même lourd à porter, le poids du deuil.

   Ainsi Mathilde est sourde à ma peine, elle n'a pas pris la peine de se déplacer en ce jour funeste. Pourtant tout avait si bien commencé. Ah Mathilde, Mathilde ! Mais que va-t-on devenir ? Alors que je ruminais mes pensées en rentrant chez moi après l'enterrement, un bout de souvenir jaillit dans le ressac de ma réflexion. Oncle Firmin, bien sûr. Le frère de Maman. Je ne l'aimais pas trop - de manière général, je n'aimais pas beaucoup la famille de Maman – mais pour une fois il pouvait me servir. Oncle Firmin à toujours eu le chic de savoir parler aux dames.

   L'amour est une question de gravité. Les mecs qui croivent que l'amour c'est léger, c'est des petits z'oizeaux qui sifflent sur nos têtes ou je sais pas quoi, ben ils se gourent. Ça fait un sacré paquet d'années que je me trimbale le même souci. Faut rencontrer la fille, faire que tout se goupille, et qu'en plus ça ait l'air naturel. Pour la romance, y parait. Parce que c'est important, y parait le coup de foudre, la rencontre badine. Putain, je t'en foutrais moi, du coup de foudre. Bon, calme-toi.
Bon. Firmin, c'est une idée pas con. Ça va aider. Le problème dans ces cas là, c'est que je peut pas faire dans la dentelle. Pour réussir mon coup, faudra que j'emploie tous les moyens. Mais c'est pas grave. J'ai l'habitude.


   Aujourd'hui, Oncle Firmin est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas. A vrai dire je m'en fous, puisque aujourd'hui, je vais revoir Mathilde.
   Elle me fait rentrer dans l'office réservé au client. Toujours le même tailleur, strict, noir, professionnel. Le même léger décolleté, et le pendentif d'ambre qui - lorsqu'elle se penche affectueusement vers moi – se balance doucement. Quand elle s'approche de moi et commence à me parler à voix très basse de ce que je désire pour son enterrement, l'émotion me gagne. Je ne peux éviter de pousser une larme qui coule le long de mes joues. Mathilde, compréhensive, compatissante même, me sourit. Et quand Mathilde sourit, c'est tout un poème. Elle me touche le bras pour tenter de me donner un peu de chaleur humaine puis se reprend et me présente un ensemble de photos représentant des compositions florales. Je ne comprends pas au début. Tout cela est bien trop triste pour une déclaration. Je lui demande si elle n'a pas quelque chose de plus gai, elle approuve doucement, en souriant. J'essaye cette fois de lui parler un peu plus. Je lui parle de mon oncle Firmin qui était peintre. Est ce qu'elle aime la peinture ?  Un peu oui. Comme tout le monde. Je lui ressors tout content ce que oncle Firmin m'a appris sur les tournesols de Van Gogh, et le désir concupiscent qu'on trouve dans l’œuvre de Cézanne, de Matisse.
   Une heure se passe, j'arrive à la faire rire. Un rire discret car, dans ce lieu dédié au recueillement, de tels éclats ne seraient pas acceptable. Au moment de partir, j'ose lui demandé si elle compte venir à l'enterrement compte tenu du fait que mon oncle Firmin n'avait pas de famille à part moi et de rares amis sans oublier le fait que cela me ferait grandement plaisir qu'elle puisse être là pour partager ma peine comme elle dit. Elle hésite puis m'oppose un refus poli. J'insiste un peu mais je finis par comprendre que son patron ne sera jamais d'accord. Une clause dans le contrat. Quelque chose comme ça.
   Mardi prochain, à nouveau, je serais seul entre les tombes. Je ne sais pas comment faire. Je cherche encore une occasion pour la retrouver mais je n'ai pas la moindre d'idée. Peut-être ma cousine Marie-France pourra m'aider. Elle aura bien une ou deux mortes à me conseiller.

   Putain de bordel de merde. C'est pourtant pas si compliqué. Bon. Calme-toi. Une bière d'abord. Puis réfléchir. Bon.
   Bon c'est pas si grave, on peut encore essayer d'arranger ça. Oncle Firmin c'était facile, pensez, un cardiaque, ça claque tout seul. Du pain béni les cardiaques. Une grosse frayeur et c'est fini. Mais la Marie-France, elle est encore dans la fougue de la presque-encore-jeunesse. Soixante balais et apparemment l'envie de continuer encore longtemps. Bon. Mais finalement une chute dans l'escalier, ça peut arriver à tout le monde, pas vrai ? L'amour c'est une question de gravité, je l'ai toujours dit.


   Aujourd'hui Marie-France est morte. Ou hier je ne sais pas. Et à vrai dire je m'en fous, puisque aujourd'hui, j'ai invité Mathilde.
   Je crois qu'elle étais presque contente de me revoir bien que peinée bien sûr de mes deuils successifs. Mais bon, la mort fait partie de la vie. Une chute dans l'escalier, oui. Ça peut arriver à tout le monde. On est finalement  bien peu de choses. Mais vous devez connaitre ça vous ? A vous occuper de mort toute la journée. J'ai osé lui demandé si à In Memoriam, il proposait des cartes de fidélité pour des clients fidèles dans mon genre.Ça l'a fait rire à nouveau. Plus franc cette fois-ci. Nos échanges pleins de légèreté dans ces circonstances assez triste ne fait qu'intensifier notre complicité. Je crois qu'elle m'aime bien.
   Je lui demande à nouveau si elle souhaite m'accompagner lors de l'enterrement, elle accepte ce coup-ci. Mais toujours un peu gêné. Je crois qu'elle a peur du regard de ses collègues. Sortir avec un client, alors qu'il vient de perdre coup sur coup sa mère, son oncle sa cousine. Voyons ça ne se fait pas dans une maison sérieuse. Ça ne se fait pas du tout. C'est ce que lui dirais son patron. C'est en tout cas ce qu'elle m'a répondu quand elle m'a laissé à la bouche de métro alors que je lui proposais un dernier verre avec moi. Pourtant nous avions bien ri. Je crois qu'elle a un peu peur de son patron. Elle ne me dis pas grand chose mais je crois qu'elle n'ose pas partir de peur de représailles. J'aimerais l'aider, lui donner un coup de main mais elle m'a planté là a la sortie du métro.

   Bon, c'est pas grave. Faut s’occuper du patron. J'ai mené mon enquête, il trempe dans des affaires un peu louches. Et l'entreprise de pompes funèbres à l'air de servir de couverture. Ça  doit être pour ça que Mathilde n'ose pas partir. Il doit la faire chanter. Elle a du voir des choses. Témoin potentiel pour un trafic de dope ou pire. Remarque on s'en fout. On serait dans un roman policier, y aurait sans doute moyen de déblatérer ou de développer un peu mais on est dans une romance, merde ! Je vais pas me faire emmerder par le premier mafioso venu. Après tout le cœur a suffisamment de raison pour envoyer chier le reste. Bon. On va pas faire dans la finesse hein ! Je vais pas continuer à m'emmerder. Mon entrainement de tireur d'élite va pouvoir me servir. Une balle dans la tête discrètement grâce à mon HK G-3SG/1 équiper d'un silencieux, et on mettra ça sur le compte d'un règlement de compte avec le gang rival. Disons deux ou trois soirs pour repérer sa routine, et puis c'est bon. Je l'alignerais la prochaine fois qu'il prendra son tranxene du soir par le carreau de la salle de bain. Pas de problème. Tout roule.

    Aujourd'hui le patron de Mathilde est mort. Ou bien hier mais Mathilde et moi, on s'en fout royalement. A l'annonce de sa mort, voyant que rien ne la retenait plus dans cette obscur maison funéraire, elle s'est rué chez moi en m'annonçant la bonne nouvelle. Elle m'a tout raconté... J'aurais même pas cru que c'était encore possible de nos jours, ce genre d'histoire. Ça pourrait faire en tout cas une intrigue intéressante pour un roman policier. Mais je m'en fiche. Le plus important, finalement, c'est qu'elle aille bien. C'est bien. Je suis heureux et Mathilde aussi. Nous avons à présent toute la vie devant nous. Peut-être plus tard, ce soir, sous les draps, nous nous chuchoterons des mots doux, poétiques et tendres à la gloire de Éros et de Thanatos qui nous ont permis de nous rejoindre. C'est ce qui fait la beauté de la vie.

    Voilà, c'est fini. Le job est fait, et bien fait. Je regrette presque pour la cousine qu'aurait pu se la couler douce encore quelque années, mais on ne se met pas sur mon trajet. L'amour avec un grand A, c'est un rouleau compresseur qui broie tout ce qui s'oppose à son passage. J'ai une expérience de plusieurs millénaires et je dois l'avouer, chaque cas est quand même bien différents. Quelle galère. J'allume mon cigare puis décapsule une bière avec les dents. Sur le capot de mon break, en haut de la colline, j'observe la ville dans laquelle des milliers d'êtres humains naissent, se rencontrent s'aiment et puis meurent. Et je suis heureux de pouvoir contribuer à tout ça pour que la vie continue.  Mais bordel, foi de Cupidon, putain,  l'amour c'est quand même un sacré bordel.

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