Une fois, il
était
Une fois, il
sera
Plus je dirai,
plus je mentirai
Je ne suis pas
là pour dire un conte de vérité
Sur les monts qui surplombent la
petite ville de Chelm, dans la forêt profonde inaccessible à l’homme, près de
la rivière folle à la mélodie joyeuse, dans une tanière obscure, dor Petit-père
de la montagne.
Petit-Père de la montagne est un ours tout ce qu’il y
a de bien léché. Souverain admiré par tous les animaux, menace pour les hommes
de la vallée, quand commence notre histoire, notre ours dort comme un loir.
Drôle de plantigrade. Il hiberne. Quand Décembre, dans son manteau de givre,
est venu le saluer, il lui a fermé la porte au nez, et un à un tous ces volets
et lui a dit : « Désolé, l’ami mais le froid, ce n’est pas pour moi. Repasse
donc en avril ». Mais Décembre est susceptible. Alors pour se venger, il lui a
gelé le bout de ses pattes avant, et dans un faux mouvement, les pattes se sont
brisées, et Petit-père est devenu manchot. Plus moyen de se tenir chaud.
Il dort, Petit-père, il dort, mais n’a plus assez de
réserves pour tenir l’hiver. Alors il se réveille, il a faim. Maigre
Petit-père, il n’a plus que la peau sur les os. Seulement en cette saison, il
n’y a plus grand-chose à se mettre sous la dent. Il reste bien le village de
Chelm, les cheminées qui crachent des serments de chaleurs, et l’odeur
alléchante de la viande qui cuit. Il se dit : « Tant pis, malgré le risque, je
m’y rends, mais discrètement ». Petit-père de la montagne, sur ses deux pieds,
descend prudemment. S’agit de pas se faire repérer.
À l’orée du village, sur le chemin qui mène à la gare,
se tiennent deux maisons. L’une toute blanche, et l’autre noire. Ici vivent
deux frères : Moszek et Yitzhak. Moszeck, le peureux et Yitzhak, l’ambitieux.
Voilà bien longtemps qu’ils ne se parlent plus. À cause de quoi ? D’un héritage
qui a mal tourné, d’une fortune qui leur est passée sous le nez. La mère leur
avait dit : « Quand le silence est d’argent, c’est que la parole y dort ». Ils
n’avaient pas compris et donc, ils se sont tus.
Sur le rebord de la fenêtre de la maison blanche, la
maison de Moszeck, se tient un pot miel. Petit-père de la montagne, ours
manchot, qui n’a plus que la peau sur les os, s’approche pour s’en emparer.
Hélas sans pattes, il tourne autour du pot, et ne sait comment faire. Il
tourne, cherche, réfléchit, grogne, crie, mugit. Et tout ce boucan alerte
Moszeck. Moszeck, le peureux, qui risque un œil par la fenêtre, et puis qui
voit un ours. Près de sa fenêtre. Stupeur. Et puis terreur. Désemparé, il se
rue chez son frère.
« Yitzhak, Yitzhak, il y a un ours devant ma fenêtre,
un ours sans pattes, un ours qui n’a plus que la peau sur les os. Yitzhak,
aide-moi ! » Yitzhak, l’ambitieux, a entendu son frère. Il réfléchit. Une peau
d’ours, cela vaut cher. Seulement voilà, la peau abrite l’ours, et même sans
pattes, un ours reste dangereux. Il lui faut chercher de l’aide. Il sort et dit
à son frère : « Il nous faut aller trouver Yehiel, le chasseur, qui nous dira
comment faire ». Et sur ces bonnes paroles, se rendent à la maison de Yehiel.
Petit-père de la montagne, pendant ce temps, tourne
toujours autour du pot, autour du pot de miel, et c’est un vrai supplice. Il
lui faut de l’aide. Arrive à ce moment-là, une petite fourmi qui avance
doucement, prudemment, petit à petit, à petits pas, petit pas de fourmi.
— « Sœur fourmi, sœur fourmi, je t’en prie aide-moi. Je
sais comment faire pour attraper ce pot de miel. »
— « Petit père, je veux bien, mais comment ? Je suis
bien petite et bien faible »
— « Appelle donc tes sœurs ! À force d’être debout, il
me semble que j’ai des fourmis dans les jambes, appelle-les donc ! »
La fourmi appelle. Et ses sœurs descendent des jambes
de Petit-père. Petit à petit, à petits pas, les fourmis grimpent sur la
fenêtre.
Les deux frères, de leurs côtés, arrivent chez Yehiel,
lui expliquent le problème. Yehiel réfléchit. Une peau d’ours, ça vaut cher. Seulement
voilà, la peau abrite l’ours, et même sans pattes, un ours reste dangereux. Il
va risquer sa peau pour une peau d’ours. Donc il la veut pour lui.
— « Mais Yehiel, dit Moszek, c’est moi qui ai vu l’ours,
sans moi, vous n’auriez pas su ».
— « Pardon, répond Yitzhak, tu avais tellement peur,
c’est moi qui ai eu l’idée d’aller voir Yehiel ».
— « Certes, dit Yehiel, mais sans moi, vous n’arriverez
pas à le tuer ».
Et voilà les trois hommes qui se
disputent et qui tournent autour de la peau, tournent et retournent le problème
dans tous les sens. À qui reviendra la peau quand l’ours sera tué ? Comme ils
n’arrivent pas à se mettre d’accord, ils décident d’aller trouver rabbi Razon.
Et les voilà partis tout les trois, l’homme qui a vu l’ours, l’homme qui a vu
l’homme qui a vu l’ours, et l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu
l’ours, tout ce petit monde se rend chez le rabbin.
Devant chez Moszek, les fourmis
ont enfin réussi à atteindre le pot de miel, elles s’unissent pour le soulever.
Mais sur le toit jaillit Sarah. Sarah est la chatte de Rabbi Razon. Et par ce
grand froid, Sarah à ses chaleurs. Elle est de mauvaise humeur. Va donc trouver
un matou par les temps qui courent. Pas le moindre minou, pas le moindre minet
même minable. Et ça la fait bouillir. Elle voit l’ours, les fourmis, le pot de
miel, elle comprend ce qui se trame. Alors elle miaule, elle s’égosille, quitte
à perdre la voix, à attraper un chat dans la gorge. Au moins, elle en aura un
sous le coude.
— « Tais-toi, s’il te plait, tais-toi, lui demande
Petit-père de la montagne, tu vas rameuter tout le monde. »
— « Et alors, c’est exactement ce que je veux ! Tu as
faim, et bien moi aussi. Hélas, je ne trouve rien à croquer. Si je n’ai pas ce
que je veux, je ne vois pas pourquoi toi, tu y arriverais ».
— « Je t’en conjure, sois gentille. Je ferais tout ce
que tu veux ».
— « Ce que je veux ? Mais Petit-père, ce que je
veux, c’est des caresses, de la tendresse, de l’ardeur, du désir. Comment toi,
un ours, qui n’a même plus de bras, pourrais-tu me donner ça ? ».
Arrive à ce moment-là dans l’histoire, un Rom, un
Tsigane, un Gitan, qui comprend la langue de tous les animaux, de l’ours, de la
fourmi et du chat. Il a tout entendu. Il s’approche et dit : « Petit père, j’ai
ce qu’il te faut. Donne donc ta langue au chat, donne-lui ta parole que tu
feras ce qu’elle veut, je me charge du reste… » Petit-père promet une fois,
deux fois, trois fois. La parole est donnée, la promesse est fête. Sarah
attend, espère, contemple le prodige. Le tsigane donne le miel à l’ours, miel
couleur soleil, sucré comme le bonheur. Une fois Petit-père rassasié, la peau commence
à lui tomber. Il veut la ramasser mais le tsigane lui dit :
« Ce veulent les hommes, ce n’est que ta peau ;
abandonne-la, fais donc peau neuve. Abandonne ta peau de chagrin, je te donne
une peau de chat ». Ainsi fut dit, ainsi fut fait. Petit-père se glisse dans la
peau d’un chat. Il grimpe sur le toit, et se frotte à Sarah. De la voir de si
près, si belle et désirable, il s’en approche et … Mais dire la suite ne serait
pas convenable. Tout ce que dit l’histoire, c’est qu’ils ne se sont plus
quittés et que très vite Petit-père a eu Sarah dans la peau.
Pendant ce temps chez le Rabbi Razon, les trois hommes
écoutent les paroles du Rabbi. Des paroles sages et sincères, couleur soleil,
sucrée comme le miel, espoir de bonheur. Quand ils arrivent devant la maison de
Moszek, plus de miel, plus d’ours, juste sa peau. Manque de pot, ça arrive mais
maintenant, à qui la peau ?
— « Pas d’ours à chasser, je n’ai rien fait, cette peau
n’est pas pour moi » dit Yehiel.
— « Pas d’aide salutaire, pas de conseil éclairé, je
n’ai rien fait, cette peau n’est pas pour moi » dit Yitzhak.
— « Quant à moi je n’ai rien fait, vraiment rien pour la
mériter, cette peau n’est pas pour moi » dit Moszek.
Ils sont donc allés l’enterrer sur les monts qui
surplombent la petite ville de Chelm, dans la forêt profonde inaccessible à
l’homme, près de la rivière folle à la mélodie joyeuse, dans une tanière
obscure, là où dormait Petit-père de la montagne. Puis ils sont rentrés chez
Moszek. Pour boire quelques rasades de vodka, accompagnées de crêpes au miel.
Ils ont parlé toute la nuit, ils ont réfléchi à ce que leur avait dit le rabbin
:
« Quand le silence est d’argent, c’est que la parole y
dort ».
La petite fourmi, elle, a
tout vu, tout entendu. C’est elle qui, un soir de grand froid, est venue me
trouver pour me raconter cette histoire puis elle s’est blottie dans ma mémoire.
Les paroles se sont
envolées et mon conte est terminé.