samedi 9 mars 2013

Lettre d'un inconnu à un(e) autre


Comment dire,

C'est tout simple au fond.

J'ai eu peur que cette page reste blanche. Je suis un peu leucosélophobique et ce bout de papier qui traînait sur mon bureau depuis des jours et des jours, ça me rendait malade. Pourtant je ne savais pas quoi en faire. Oh, certes, j'aurais pu y mettre quelques pensées impromptues, scribouiller mes fantaisies nocturnes, jeter en pâtures des vers de comptoir au premier coup d'oeil malvenu. Mais l'idée que son utilisation ne soit que purement formelle me dérangeait beaucoup. Quel gâchis, quel gaspillage que de ne pas saisir l'opportunité de glorifier l'inutile, le gratuit, l'inexplicable. Et c'est à ce moment-là que j'ai compris que je ne souhaitais plus jamais sacrifier la moindre parcelle de ma vie à l'utile, au fonctionnel, au raisonnable et la bienséance. Alors pour endiguer la frayeur que me causait ce feuillet inutilisé, j'ai préféré m'offrir une belle rencontre sans avenir.

Vous.

Je ne sais rien de vous, ni vous de moi. Et c'est parfait comme ça. Si vous pouviez me répondre, si j'espérais retirer quelque chose de cette lettre, alors elle ne serait que manifeste, testament, épitaphe, manuel. Mais ainsi, elle prend tout son sens, puisque justement elle n'en a pas. Peut être même ne la lirez vous pas cette lettre, mais ne vous inquiétez pas, je ne vous en tiendrais pas rigueur. Je crois même finalement que ce serait préférable. Après tout, vous pourriez croire que je tente de vous convaincre d’adhérer à mes propos, ce qui serait, vous l'avouerez, parfaitement indécis de ma part.
Je ne peux m'empêcher par contre d'essayer de vous deviner. Vous êtes peut-être un de ceux qui s'agitent à tour de bras ou qui palpitent pour un rien. Vous êtes peut-être chagrin ou peut-être pas. Peut-être avez-vous du mal à respirer. Votre courrier est coincé entre une facture et une pub pour un shampoing. Votre travail est coincé entre deux étages, votre présent coincé entre votre passé et votre avenir, votre cul coincé entre deux chaises.
Vous vous escrimez peut-être à faire des gammes sur un piano depuis dix ans désaccordé ou à découper dans les magazines les coupons de réduction ? Vous montez 164 marches par jour et vous les comptez à chaque fois pour être sur qu'il n'en manque pas une ? Ou alors, vous n’êtes pas superstitieux, mais vous ne marchez jamais sur les lignes tracées sur le trottoir ? Vous ne trouvez jamais rien par terre alors que vous passez votre vie le nez baissé ? Vous vous demandez souvent comment vous pouvez connaître le sens du mot Filandreux alors que vous ne l'employez jamais ?
Mais qui ou quoi que vous soyez, je vous tiens à présent comme seul légitime représentant de l'humanité et à ce titre, je vous annonce ma démission.
J'en ai fini de la logique humaine. Je renonce à essayer de comprendre. Comprendre la météo marine, les fluctuations de la bourse, l’éclosion des rumeurs, la fascination pour des effets divers, comprendre pourquoi dans le tube, le dentifrice est blanc, alors que quand on presse dessus, il sort en trois couleurs. Je ne chercherais plus à savoir si oui ou non la lumière dans le réfrigérateur s'éteint quand je ferme la porte et si Dieu a la décence d'exister.
Je joins donc à cette lettre mon humanité. Je vous rends également mon dernier soupir ; je n'en est plus besoin, je compte vivre encore très longtemps.
Je me ferais Hippopotame paresseux le long du fleuve Limpopo, aux grasses eaux vert-de-gris. Je deviendrais ginkobiloba près du mont Fuji, baleine logeant au creux des abysses, oiseaux-mouches affrontant le sirocco, palourdes s'agrippant au grand corail.
J'irais me perdre jusque dans moi même, et qui sait ? Je finirais par trouver Walden.

Car c'est pour moi, le fou, le braque, le dément, que chaque jour, le soleil se lève, se lève, se lève,,,

Et en guise de signature, je vous salue et j'inachève.

P.-S. Si...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire