Comment dire,
C'est tout simple au
fond.
J'ai eu peur que cette
page reste blanche. Je suis un peu leucosélophobique et ce bout de
papier qui traînait sur mon bureau depuis des jours et des jours, ça
me rendait malade. Pourtant je ne savais pas quoi en faire. Oh,
certes, j'aurais pu y mettre quelques pensées impromptues,
scribouiller mes fantaisies nocturnes, jeter en pâtures des vers de
comptoir au premier coup d'oeil malvenu. Mais l'idée que son
utilisation ne soit que purement formelle me dérangeait beaucoup.
Quel gâchis, quel gaspillage que de ne pas saisir l'opportunité de
glorifier l'inutile, le gratuit, l'inexplicable. Et c'est à ce
moment-là que j'ai compris que je ne souhaitais plus jamais
sacrifier la moindre parcelle de ma vie à l'utile, au fonctionnel,
au raisonnable et la bienséance. Alors pour endiguer la frayeur que
me causait ce feuillet inutilisé, j'ai préféré m'offrir une belle
rencontre sans avenir.
Vous.
Je ne sais rien de vous,
ni vous de moi. Et c'est parfait comme ça. Si vous pouviez me
répondre, si j'espérais retirer quelque chose de cette lettre,
alors elle ne serait que manifeste, testament, épitaphe, manuel.
Mais ainsi, elle prend tout son sens, puisque justement elle n'en a
pas. Peut être même ne la lirez vous pas cette lettre, mais ne vous
inquiétez pas, je ne vous en tiendrais pas rigueur. Je crois même
finalement que ce serait préférable. Après tout, vous pourriez
croire que je tente de vous convaincre d’adhérer à mes propos, ce
qui serait, vous l'avouerez, parfaitement indécis de ma part.
Je ne peux m'empêcher
par contre d'essayer de vous deviner. Vous êtes peut-être un de
ceux qui s'agitent à tour de bras ou qui palpitent pour un rien.
Vous êtes peut-être chagrin ou peut-être pas. Peut-être avez-vous
du mal à respirer. Votre courrier est coincé entre une facture et
une pub pour un shampoing. Votre travail est coincé entre deux
étages, votre présent coincé entre votre passé et votre avenir,
votre cul coincé entre deux chaises.
Vous vous escrimez
peut-être à faire des gammes sur un piano depuis dix ans désaccordé
ou à découper dans les magazines les coupons de réduction ? Vous
montez 164 marches par jour et vous les comptez à chaque fois pour
être sur qu'il n'en manque pas une ? Ou alors, vous n’êtes pas
superstitieux, mais vous ne marchez jamais sur les lignes tracées
sur le trottoir ? Vous ne trouvez jamais rien par terre alors que
vous passez votre vie le nez baissé ? Vous vous demandez souvent
comment vous pouvez connaître le sens du mot Filandreux alors que
vous ne l'employez jamais ?
Mais qui ou quoi que vous
soyez, je vous tiens à présent comme seul légitime représentant
de l'humanité et à ce titre, je vous annonce ma démission.
J'en ai fini de la
logique humaine. Je renonce à essayer de comprendre. Comprendre la
météo marine, les fluctuations de la bourse, l’éclosion des
rumeurs, la fascination pour des effets divers, comprendre pourquoi
dans le tube, le dentifrice est blanc, alors que quand on presse
dessus, il sort en trois couleurs. Je ne chercherais plus à savoir
si oui ou non la lumière dans le réfrigérateur s'éteint quand je
ferme la porte et si Dieu a la décence d'exister.
Je joins donc à cette
lettre mon humanité. Je vous rends également mon dernier soupir ;
je n'en est plus besoin, je compte vivre encore très longtemps.
Je me ferais Hippopotame
paresseux le long du fleuve Limpopo, aux grasses eaux vert-de-gris.
Je deviendrais ginkobiloba près du mont Fuji, baleine logeant au
creux des abysses, oiseaux-mouches affrontant le sirocco, palourdes
s'agrippant au grand corail.
J'irais me perdre jusque
dans moi même, et qui sait ? Je finirais par trouver Walden.
Car c'est pour moi, le
fou, le braque, le dément, que chaque jour, le soleil se lève, se
lève, se lève,,,
Et en guise de signature,
je vous salue et j'inachève.
P.-S. Si...
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