Le
premier mouvement est introduit adagio dans le ton de la majeur par le
violon. Après l'entrée du piano et un passage en mineur débute un presto
véhément, charpente de ce mouvement qui se termine sur une coda
énergique après un bref rappel du thème de l'adagio. Le contraste est
saisissant avec la douceur du second mouvement, superbes et amples
variations dans le ton de fa majeur.Le calme est soudain rompu par
l'entrée du troisième mouvement, morceau virtuose et exubérant qui
s'achève dans une course effrénée, comme par épuisement des deux
instruments.
Voilà, c'est ça que j'ai joué toute ma vie. Ça la
résumerait parfaitement. Mais les mots sont inaptes et aujourd'hui, ma
musique aussi. Foutu violon.
— Bon, j'espère que tu vas
t'y plaire. Certes c'est moins grand que ton ancien chez toi, mais c'est
quand même plus ensoleillé. Et pour être honnête, je trouve le
voisinage plus sympathique. Allons, ne fait pas la tête. Je suis sûr que
tu vas t'y plaire. C'est juste une question d’habitude, mais tu as tout
le temps devant toi, huhu. Et puis tu es plus près de chez moi. Je
pourrais te rendre visite plus souvent. Alors qu'est-ce que tu en dis ?
Quand
je suis rentrée, la porte était encore ouverte. J'ai jeté mes clefs sur
la desserte, elles ont rebondi et c'est l'écho de ce bruit sec qui m'a
fait réagir.
— Maman ?
Silence. Il est midi et demi, elle devrait
être là. Elle devrait être là à jouer encore et encore la sonate à
Kreutzer pour violon sans piano. Où est-ce qu'elle a encore pu aller,
cette fois ?
— Yvan, je dois te dire quelque chose. Si j'ai
demandé à ce que tu déménages, c'est pour te présenter quelqu'un. C'est
ton voisin. Il s'appelle Benjamin. J'espère que vous allez vous
entendre. Et puis, je me dis qu'il est temps que tu le connaisses.
Voilà. Benjamin, voici Yvan. Yvan, voilà Benjamin. Je sais, Benjamin, je
sais, ça fait longtemps, trop longtemps, mais ça me faisait trop mal de
venir. Pardon. Mais il y a quelque chose que je dois vous dire à tous
les deux.
J'ai fait le tour de tous les endroits habituels.
J'ai l'habitude de sillonner la ville, je la retrouve toujours
rapidement, mais là, je ne vois pas. Elle n'était pas chez le fleuriste,
le chauffeur du 23 ne l'a pas vu, elle n'est donc pas allée aux
chrysanthèmes. Diane non plus ne sait pas où elle est. Chez Francis,
peut-être. C'est un peu tôt pour le calva/mots fléché du mercredi. À
moins qu'elle ne fête un anniversaire, comme ça lui arrive parfois. Mais
lequel, bordel,lequel ?
— Vous connaissez la date
d'aujourd'hui ? Oui, c'est ça, le 13 avril. Je ne sais pas si tu t'en
souviens Benjamin, mais aujourd'hui, c'est un jour très important. Yvan,
maintenant, je peux te dire certaines choses. Il y a quarante-six ans,
Benjamin et moi, on s'est très bien connu. Et comment dire, nous nous
sommes beaucoup aimés... Ne rougis pas Benjamin ou je ne vais pas y
arriver. Je m'en rappelle très bien, c'était un mercredi aussi. Son père
l'avait foutu dehors parce qu'il ne voulait pas reprendre l'entreprise
familiale. Il était venu me retrouver. Moi je ne pouvais pas
l’accueillir chez nous – tu connais grand-père, ça aurait été terrible
si j'avais voulu l'héberger.– Bref, j'ai fait le mur, je l'ai retrouvé
et on a erré dans la ville.
Diane m'a aidé. Elle s'en est
souvenue, heureusement. Je ne sais pas ce que j’aurai fait sans elle.
Elle a tellement aidé maman. Faudrait vraiment que je songe à la
remercier. Faut que je trouve un truc à lui offrir. Faut surtout que je
me dépêche, j'embauche dans trois heures. Maman, maman, tu ne pourrais
pas être raisonnable, pour une fois ? Non, je sais que non. C'est bien
pour ça que je t'aime.
— On ne savait pas où aller. Deux
jeunes, sans le sou, où tu voulais qu'on aille ? Ici, ça nous a semblé
tranquille. À l'abri. Personne n'aurait songé à venir nous chercher ici.
Certes c'est un cadre un peu étrange au début, mais on s'est habitué.
Enfin, c'est surtout que très vite, je m'en foutais complètement. Y
avait tes yeux, Benjamin, qui m'ont si bien appelé. Je pense que de mon
côté, tu n'étais pas en reste.
Je me rappelle comme on était
maladroit. Notre première fois. On s'est découverts l'un l'autre. Nos
chansons réciproques. Le tempo s'est trouvé bien vite. Prélude à la
mélodie du bonheur. Concerto en turlute majeur haha. Pizzicatti , partout. Forte Vivace, puis adagio, pianissimo ostinato
ahaha. Faut dire quand même dire Benjamin, qu'en ce temps-là, tu étais
un sacré soliste. Je me souviens de ce concert, comme si c'était hier.
Je peux même te la chanter, la partition de ce soir-là.
D'abord
caresse approximative. Puis frottement hésitant ; bisous baveux, baiser à
pleine dent, bruits, de, succion, asp,iration ne,rv,e,u,se, .. ;;.
Co.rp ;s léché goût d 'am end e : respirat:tion,,r
»épet_i_on,repris!e!OOOOO coda ehhhhmurmuréssoufflé, ;, ?;casende :.
:.:;:euhca...cadence/rythme/tempo/pulsation :
c'estbon,c'estbon,c'est,;:;c ;:';e,;:t, ;;, :!, ;!, !
Quand
j'arrive, j'entends de suite. Ça résonne de partout. Merde Maman, ne me
dis pas que c'est toi ? Si, c'est toi, bien sûr, y a que toi pour
atteindre le contre-ut si parfaitement.
— < Ma verge, mon
sang, sexe tendu, unions des deux corps, et quoi ? Tu fais dans la
poésie ? Mais ma vieille, faut bien appeler une chatte une chatte. Quoi ?
Ces mots, tu les as goûtés aussi bien que moi. Ton abricot, ta fleur
fendue, ta maison du bonheur... mon mat de cocagne, mon bâton de
pèlerin, mon âne aux deux oreilles mange, respire, pénètre sur ton
invitation, l'offrande que j'arrache à tes lèvres, le son qui bourdonne à
mes oreilles, la pluie qui nous consume. On peut le dire, c'était une
sacrée nuit. À déranger les anges, j'en vois un qu'a encore l'auréole de
travers depuis ce temps-là. Une nuit à inverser le cours des
planètes... Quel qu'en soit son sens >
— < J'ai le désir de
vivre, vos cris m'interpellent, je file, je file droit sans regarder
autour de moi, je vous vois tout les deux en extase, au milieu de vos
ébats, pupille dilatée à l'extrême. Eh maman, c'est plus de l'amour,
c'est de l'orage ! Qui est en train de tomber violent. Je crois bien que
ces nuages noirs au-dessus de vous, je ne m'en suis jamais bien remis.
Mais j'ai coulé, je me suis fondu en toi. Patienter au chaud pendant que
vous finissiez. Bien sûr tension avant le final... Et relâchement...
Applaudissement du public. Je suis désolé, une si belle entrée en scène
pour un final inacceptable.>
Et merde ! Elle est en
transe, partie, inaccessible. Maman, merde, enfin. Je cours vers elle.
Faudrait pas que quelqu'un la voie.
— Le lendemain, Yvan, tu
existais. Oh t'étais encore pas, t'étais rien. Il m'a fallu attendre le
quatrième mois pour être sûr que tu existais. Mon père l'a mal pris. Le
tien pareil, Benjamin alors tu es parti. Trop loin. Trop longtemps. Mais
maintenant, on est réuni, voilà. Yvan, je te présente Benjamin, c’est
ton père... Benjamin, je te présente Yvan, ton fils. Celui qu'on a conçu
juste ici, là. Entre ces deux tombes...
Elle est étendue
sur la dalle. Nue. Splendide, rayonnante. Ces cuisses offertes à la
caresse du vent. Lascive et en sueur. Je souris. Elle est belle, ma
mère. Vraiment... Mais je ne peux pas la laisser là.
— Maman, maman, viens.
— Maude, tu es là !
— Oui, maman
— Je racontais justement à ton frère comment il avait été conçu. Tu veux savoir pour toi ?
—
Tu me l'as déjà dit dix fois maman. Un vif poète-agriculteur-je ne sais
quoi sur un banc du square Rabelais. Je sais. Mais tu ne peux pas
rester là maman, tu ne peux pas jouir dans un cimetière. Ça ne se fait
pas. Faut qu'on y aille.
— Attends, tu vois bien que je parle à ton frère.
— Il est mort, maman. Il est mort, il s'est suicidé il y a quatre ans.
—
Et alors ? Tu penses que ça m'empêche... Tu penses que ça ne vaux rien
l'amour d'une mère, que la mort est un détail qui l’encombre ?
— Non, maman, bien sûr que non.
—
Et alors, je n'ai pas le droit de leur parler peut-être, je n'ai pas le
droit de leur dire mes mots, de célébrer leur vie, d'y prendre plaisir ?
— Si, si,mais tu sais, les paroles d'une mère, ça ne réveille pas les morts, ça endort les vivants, c'est déjà bien.
—
Je t'en prie, ne m'enlève pas mon petit. Le pauvre, si seul. J'avais
fait la promesse de m'en occuper, de le protéger, de l'aimer autant que
je pourrais, qu'il soit diplomate, militaire, ou écrivain.
— Je ne te l'enlève pas , maman, je te ramène chez nous
Ma mère.
Il paraît qu'on revient toujours en gueulant sur la tombe de sa mère, comme un chien abandonné...
J'irais
gueuler oui, moi aussi, quand elle partira. J'irais m'étendre sur sa
tombe, je soulèverais ma jupe. J'écarterais les jambes et irai trouver
ce corail à l'intérieur de moi. Avec deux doigts. Je trouverai ce que
tant d'hommes ont cherché. Et moi aussi, je crierais. Dans ce cimetière.
Comme elle. Preuve indéniable d'amour. Poème sonore, vitalisant,
revivifiant. Et tant pis pour les cons que ça dérange. Mon amour comme
le sien ne touche pas à l'intime, on n'en a plus depuis longtemps. Non,
je veux le gueuler à la face du monde. Et en pleine extase, je sourirai
et la referais vivre. Pour moi, pour son amour grand comme ses bras qui
m'enlacent, qui s'accrochent pour ne pas chavirer. Je vieillirai comme
ça à ses côtés.
Que j'en choisisse un ou bien que j'égraine les
amants sur un chapelet adorable, j'espère, maman, que comme toi, mon
désir ne se fanera jamais.
Et pour la sonate à Kreutzer, on trouvera bien quelqu'un qui sait jouer du piano.