vendredi 31 mai 2013

Libration

Une première tentative d'un récit Sf. N'hésitez pas à me dire ce qui cloche
 
Libration

Les plus belles histoires commencent par un naufrage. Une idée de Jack London. Un sacré gars Jack London. Un mec qui, s’il avait pu, aurait trainé ses guêtres dans cette mer-là. Et puis, il avait carrément raison. C’est en tout cas ce que se disait le lieutenant Jude à la poupe de La Matilda qui filait à pleine vitesse. Finalement, c’est une histoire de naufrage. Oui, c’est ça, une putain d'histoire de naufrage. Est-ce que London aurait été d’accord ? Jude n’en savait rien. Mais il savait que naufragé, ça lui plaisait bien. D’ailleurs c’est ce qu’ils étaient, des naufragés. Enfin sans doute d’un genre particulier.
Les pensées de Jude se laissaient aller au rythme tranquille du Deep River’ Blues qui se mêlait au ronronnement rassurant de La Matilda.  La nuit était belle. Il y a des vies qui sont comme des points de suspension. Pleine de promesses et de mystère qu’un auteur paresseux aura jetés dans le creux d’un espoir.

— Arrêt dans cinq cents mètres, tu prépares l’angle d’arrêt pour pas qu’on perde l’équilibre
— Mais pourquoi ?
— Régolithe…

Putain d’étoiles de mer. Carnivore ces machins-là. Quand ça s’insinue sous votre combinaison, pas moyen de s’en débarrasser, et ça vous ronge la peau jusqu’à l’os. Le plus souvent c’était supportable, mais certains nuages étaient si denses qu’ils devaient s’arrêter au plus vite afin de recalculer leur itinéraire pour éviter la tempête. Jude n’aimait pas s’arrêter, surtout que lignin’s boogie.était en train de commencer. Mais il n’aimait pas non plus être recouvert de régolithe. Il connaissait son boulot. À contrecœur, il se mit en position pour freiner et se colla au plus près du capitaine. Putain d’étoiles de mer.

Une fois La Matilda amarrée, le capitaine Sélène mit pied à terre et retira son casque. Elle s’éloigna du vaisseau pour mieux apprécier l’ampleur du danger.

— Jude, on est où exactement
— 38.7 Sud : 93.2 Est . En pleine mer Australe, cap’Taine
— Arrête de m’appeler capitaine. Tu sais que tu peux m’appeler Sélène.
— O.K. Cap ‘Taine Sélène
— Qu’est-ce que tu peux être con des fois !
— Désolé Cap ‘Taine Sélène.
— Bon, on recalcule l’itinéraire. Gauche ou droite ?

L’avantage quand on ne sait pas où on veut aller, c’est qu’on peut passer n’importe où. À Jude, ça lui était égal. Après tout, un air de ragtime au fond de la tête, quelques remords écrasés sur le bastingage, une belle respiration à prendre avant la marée et la permission de pousser un peu le son de la radio pour les rediff’ de Prairie Home Compagnion et autre Oldies goldies sur canal trente, il n’en lui en fallait pas beaucoup plus.

— Gauche, cap’Taine Sélène
— Bon on fait encore cinq à six cents kilomètre et tout à l’heure, on bivouaquera au pied de Mons Essam. 
— T’en as encore la force, ou tu veux qu’on tourne ?
— On verra ça à la prochaine étape, mais pour le moment ça va.

Quatorze mois qu’ils erraient à présent. Et la Mathilde tenait toujours le coup. Bien sûr, les rétropropulseurs commençaient à donner de la gîte sur Tribord, mais c’était juste une question d’équilibre. Et à ce niveau-là, Sélène et Jude constituait une équipe assez parfaite. Jude pensait souvent à sa vie d’avant. D’avant  la catastrophe. D'avant Sélène et la Mathilde. Aucun regret. Ma garce de vie s'est mise à danser devant mes yeux, et j'ai compris que quoi qu'on fasse, au fond, on perd son temps, alors autant choisir la folie. C’est Jack Kerouac qui disait ça. Un sacré mec, Kerouac aussi. T’as raison, mec, se disait Jude, t’as raison, la route, c’est la vie.

Ils s’arrêtèrent à environ quatre-vingts kilomètres de l’entrée du col et décidèrent d’y passer la nuit. Décharger les tentes de la soute de La Matilda. Faire un semblant de repas avec les restes de concentré de protéines qu’ils avaient chopé dans les carcasses des vaisseaux qui avaient échoué là depuis longtemps. Veiller. L’un près de l’autre, en silence enroulés dans des couvertures de survie. Jusqu’à ce que le sommeil se fasse tant désirer qu’il en devienne inéluctable.

Au réveil, Canal trente diffusait King of the road de Roger Miller. Moi, non plus Roger, je n’ai pas de téléphone, pas d’animaux, ni même de cigarettes, mais définitivement, je suis le roi de la route.

 — Merde, Jude, tu fais chier. Tu pourras baisser un peu le son. Je suis encore en train de dormir.
— Cap’Taine, faut qu’on en profite, on s’est pas jusqu’à quand Canal trente va continuer à diffuser. Faut faire des provisions de son pour la route au cas la batterie de leur radio lâche. Comme ça, je pourrais toujours continuer à les chanter.
— Ce n’est pas prêt d’arriver. Ces machins-là, ils ont une durée de vie d’au moins trois cents ans.
— C’est ce que je me disais pour Canal douze, mais un astéroïde a percuté le système auxiliaire qui faisait fonctionner le vaisseau, et depuis on ne capte plus rien. Allons, grogne pas Capitaine, on a de la route à faire

Jude aimait beaucoup le capitaine. Et il savait que c’était réciproque. Ça tombait plutôt pas mal. Quand tu sais que t’es les derniers représentants de l’humanité, peut-être même de toutes formes de vie dans l’univers, t’as pas intérêt à te prendre la tête avec l’autre. La solitude, ça s’affronte quand même mieux à deux.
Sélène se releva avec peine. Elle sentait que jour après jour, la route la vieillissait prématurément. Ses membres devenaient de plus en plus lourds. Le régolithe surement. À la vitesse à laquelle roulait la Matilda, ces satanées poussières devaient heurter leur combinaison, se glisser sous leur peau, s’accrocher définitivement à leur os les rendant ainsi plus lourd et plus poreux. Comment disait Jude ? Ah oui étoiles de mer. Putain d’étoile de mer même. Il avait trouvé ça un jour. Après tout, c’était ça, des poussières d’étoiles dans des mers sans eaux. Qui allait finir par avoir notre peau cap’Taine, disait-il en riant. Des putains d’étoiles de mer carnivores. Ils en riaient. Comme des gosses inconscients du danger. Ben quoi, il faut rire, non ? Parfois le soir, ils en parlaient un peu. D’avant l’exode. D’avant la route, d’avant tout ça. Aucun des deux n’avait le moindre regret. 

— Bon, Jude, on s’arrache
— Oui cap’Taine
— Tu prends le premier quart à la proue. Si tu vois des tornades, tu ne fais pas le mariole et t’arrêtes tout.
— Compris Cap’Taine

Jude était sûrement un bon compagnon, mais en termes de conduite elle lui faisait assez peu confiance. Il n’avait pas les réflexes. Dans sa tête, il y avait tout un tas de mots et de notes qui s’emmêlait. Comment tu veux rester concentré dans des conditions comme ça. C’est pour ça qu’elle était capitaine et lui lieutenant.

— Allez, on the road again cap’taine. Youhou !!!

Vers treize heures, ils firent une pause en haut du col Dorsale Scilla . Manger un bout. Souffler. Admirer le spectacle incroyable du lever de soleil. Y a des silences qui pèsent bien plus de mille mots.
C’est sur la descente que ça devint plus dur. Putain Jude, fais gaffe. La Matilda tangue dangereusement, tu ne le sens pas. Ce n’est pas une mobylette. Faut que t’en prennes soin. Je n’ai pas peur de me viander, mais si la Mathilde tombe en rade, comment on va faire pour continuer à la faire valser ? Comment on va faire, pour voir l’autre versant et la mer des désirs qui n’en est même pas une ? 
Jude sentit le capitaine se crisper dans son dos. Ils formaient un beau bloc. Il sentait la Mathilda virer doucement sur Tribord. Pas de problème cap’Taine, je gère. Il riait dans son casque. Profite cap’Taine. Profite. Et admire l’artiste.

— Putain, Jude ne me refait plus jamais ça
— Excuse-moi, cap’Taine !

Sélène s’approcha du vaisseau pour vérification. Le vaisseau. Encore une invention de Jude. Ben quoi, c’est bien fait pour naviguer sur des mers, qu’il disait, c’est notre passeport pour la liberté, non ?  En fait de vaisseau, la Mathilde était un petit bijou de technologie, un véhicule lunaire sur deux roues, qui fonctionnait à la fusion nucléaire, et qui sous certains aspects pouvait rappeler les choppers d’autrefois. Le designer avait dû être un fan d’Easy Riders, peut-être même un bikers, lui aussi.

Quand on se rendit compte que la terre allait définitivement devenir invivable, on avait envoyé des centaines de vaisseaux, remplis d’ingénieur, de médecin, de scientifique et d’astronautes pour qu’ils aillent construire une atmosphère artificielle sur la lune. Et contrairement à ce que beaucoup pensaient, ils avaient réussi. L’installation était complexe, Sélène ne se rappelait plus vraiment comment elle fonctionnait. Mais l’humanité allait être sauvée. On déclencha l’exode. Et personne ne prit garde dans l’euphorie du moment, que la gravité de la lune avait changé et que quelques centaines de milliers de vaisseaux se ruant sur la lune, avec chacune en son sein un moteur fortement magnétique, ça ne créerait rien de bon.
Ce fut une catastrophe sans nom. Navette après navette, toutes vinrent se crasher sur la lune les unes après les autres. Sans espoir de survivant. Des quinze qui étaient déjà sur la lune, dans la base spatiale nouvellement construite. Il n’en resta plus que trois. Sélène, Jude et un russe nommé Victor qui mourut le premier, rongé par le régolithe. Sélène avait sorti La Matilde du garage et avait invité Jude à tracer la route. Pour aller derrière, sur l’autre versant, sur la face cachée de la lune. Marcher un peu du côté sombre, pour une fois, ça lui faisait envie.

— Bon, ça va, le moteur va bien. Cette fois-ci, c’est moi qui conduis. Allez en route
— Oui, cap’Taine
— Et arrête de m’appeler cap’Taine
— Oui, Sélène.

Devant eux une route immense à découvrir. Et quand bien même, ils n’arriveraient pas au bout, l’important, ce n’est pas l’atterrissage, c’est la chute. L’important, ce n’est pas destination. C’est le voyage. L’important c’est d’être là, tous les deux, se disait Jude. Il pensait à Jacques Brel. Un sacré type aussi. Il y a des gens qui ont le cœur si vaste qu'ils sont toujours en voyages, voilà ce qu’il disait le grand Jacques. C’est ça, pensa Jude, perpétuels voyageurs, vagabond de l’infinie, clochard céleste. Paraitrais que les gens heureux n’ont pas d’histoires. Ça lui allait à Jude de ne pas avoir d’histoire. De n’avoir qu’un horizon pour tout avenir.

La Mathilda filait dans la nuit. Jude s’accrochait fort à Sélène, ils ne formaient qu’un seul corps. Ces pensées rebondissaient dans tous les sens au rythme de  Born to be Wild.  Les plus belles histoires commencent par un naufrage. Une idée de Jack London. Un sacré gars Jack London. Finalement, c’est une histoire de naufrage.
Oui, c’est ça.

Un putain de naufrage.

1 commentaire:

  1. Encore mieux que ce à quoi je m'attendais (et j'attendais du bon) !
    Continue dans la nouvelle de SF, ça te réussit bien !

    Raph

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