La
mauvaise fréquentation.
—
J'aime pas du tout tes fréquentations imaginaires.
Ce
devait
être un
mardi,
elle
avait mis son foulard bleu
vif.
Elle remuait nerveusement sa cuillère dans son café. Alors qu'elle
n'avait pas même pas mis de sucre. Ce n'était
pas
bon signe. Julie Vignon de Courcy, elle, laisse son sucre fondre dans
le café pendant qu'elle reste là, songeuse. Et c'est beau. Mais
Alice qui touille son café sans raison, c'est mauvais signe. Un peu
comme un train qui arriverait à Hadleyville.
—
Vraiment
pas du tout. C'était marrant au début, mais tu commences à
m'inquiéter Alek. J'ai l'impression que tu ne fais plus la
différence.
Accoudé
au comptoir, je voyais Louis en train de s'enchainer son quatrième
pastis de la matinée. Louis avait pris l'habitude de mettre une
ceinture et des bretelles. Je n'aimais pas trop Louis.
Je
n’ai aucune confiance en quelqu’un qui porte à la fois une
ceinture et des bretelles.
En
quelqu’un qui doute de son pantalon.
—
Tu
es en train de te faire
bouffer
la tête avec ses conneries. Est-ce que tu m'écoutes au moins ?
Elle
avait posé sa cuillère sur la table et a bu son café d'une
seule traite. Je sentais qu'il fallait que je dise quelque chose.
C'était peut-être vrai ce qu'elle me
racontait
après tout. Est-ce que je ne suis plus capable de faire la
différence ? Est-ce que je crois vraiment que tout ça est
vrai ?
Dites Mrs
Torrance,
est-ce que Danny est là ?
— Je
ne dis pas que je ne suis pas sensible à l'effort, mais trop, c'est
trop, tu comprends ?
Mais
elle se trompait
surement.
Je sais bien moi ce qui est réel. J'ai encore des sensations, des
souvenirs. Ça
avait commencé comme une plaisanterie. Après le troisième
rendez-vous, elle m'avait avoué qu'elle aurait aimé
un
peu d'imprévu dans sa vie. Que je manquais un peu de fantaisie !
Qu'elle aimerait plutôt sortir avec un homme comme Georges Kaplan,
mais si, tu sais, Cary Grant dans North by Northwest. Voilà un type
qui même pris dans
une machination dont il n'a pas idée s'en sort toujours et de
manière de plus en plus improbable. Elle disait qu'elle aimerait que
sa vie ait plus de péripéties. Que je devrais essayer.
Fais-le ou ne le fais pas, mais il n'y a pas d'essai. C'est bien
connu. C'est même elle qui me l'a appris. Et je voulais revoir
Alice. Alors le lendemain, ça n'avait pas trainé. Je m'étais
gominé les cheveux, j'avais mis un costume, et je l'avais emmené
sur le terrain de l'aéroclub du coin pour lui refaire la scène de
l'avion. Qu'est ce qu'on avait ri avant de se faire jeter par le
gérant.
— Je
veux dire, oui, c'est impressionnant, mais regarde toi, franchement,
ça devient carrément n'importe quoi. Faut que tu réagisses, Alek.
On
a rapidement pris le pli. Ça me plaisait bien aussi faut dire. Dans
le métro, on descendait toujours à la prochaine. Quand on passait
par la gare, on croisait trois types qui attendaient et dans ces
trois types il y avait trois balles. Paris était tout petit pour
ceux qui s'aimaient comme nous de ce si grand amour et quand on se
rendait chez un copain à une demi-heure de chez nous, on y était en
dix minutes. C'était pratique. Mais c'était un jeu.
— Je
vais te dire Alek, je sais pas si je vais pouvoir continuer comme ça.
Tant
qu'elle ne l'a pas clairement dit, ce n'est pas fini. Jusqu'ici tout
va bien. Mais je sais bien que l'important c'est pas la chute, c'est
l'atterrissage. Qu'est ce que je peux lui dire ? Que c'est de sa
faute ? De
la mienne ?
—
Je
sais pas quoi te dire. J'ai adoré galoper
avec
John
T. Chance, partir sur les routes avec Robert Kincaid, enquêter avec
Marlowe, et danser avec Andy Miller. Mais je crois que ça t'a un peu
trop atteint.
Atteint,
mais pourquoi atteint ? Je sais bien moi que dans l'ouest, quand
la légende dépasse la réalité, on publie la légende. Je n'avais
pas vraiment le choix, elle n'aimait pas Alek alors
je
suis devenu cette légende. Forcément, l'acclimatation a été
difficile. Travis Bickle ne pouvait pas s'empêcher de demander à la
boulangère si c'était bien à lui qu'il parlait, Vito Corleone
faisait des propositions que le guichetier de La Poste ne pouvait pas
refuser, et Paul Volfoni n'arrêtait
pas
de demander au patron s'il y avait de la pomme dans son vitriol. Mais
bon, on s'adapte quoi.
— Je ne sais plus qui tu es, Alek.
C'est dur pour moi, tu comprends.
Une
larme coule le long de sa joue. Ça me fend le coeur. Et personne pas
même la pluie n'a de si petites mains. J'ai envie de lui dire de ne
pas faire ça, mais les mots restaient
bloqués
dans ma gorge. Moi qui croyais qu'on était les fils de pute les plus
chanceux du monde. Non, je ne comprenais
pas.
Je sais bien que
je n'avais pas
besoin de courir le monde après mon destin comme un cheval sauvage.
Mais elle l'avait
voulu.
J'étais maintenant
taillé dans
l'étoffe
dont on fait les rêves.
— Je suis réel, tu comprends ça ?
Je suis réel, et toi…
Et
moi, quoi ? Je suis quoi ? J'existe pas peut-être ?
Puis exister, après
tout ça ne veut rien dire. Le
coup le plus malin que le diable n’est jamais fait c’est de faire
croire à tout le monde qu’il n’existait pas. Je suis juste allez
un peu plus loin.
—
Toi
tu es devenu évanescent, tu apparais en vingt-quatre images par
seconde. Tu es en deux dimensions, c'est perturbant pour les gens,
comprends-le. Toutes les quinze minutes, je vois la brulure de
cigarette du projectionniste en haut à gauche de ton épaule. Merde,
Alek, tu me parles en digital surround, tu te rends compte ?
Et
alors, c'est pas mieux ? Certes, ça
rend
certaines choses un peu plus complexe. Quand j'entends du Wagner,
j'ai envie d'envahir la Pologne, et j'admets qu'au petit matin, mon
appart a des relents de napalm, mais on s'y fait
non ?
Et puis j'ai trouvé un chouette job à la cinémathèque. Tu en
voulais du rêve, tu en as.
—
Je
ne sais pas ce que je vais faire.
Je
suis devenue un personnage de film. Voilà. Je me suis réveillé un
matin, imprimé sur pellicule. Mais est-ce que ça veut dire que je
ne suis pas réel ? Après tout, je t'aime, je suis fidèle, je
suis un homme de paroles, courageux, romantique et j'embrasse comme
un dieu. D'accord, je n'existe pas. Mais bon.
Personne n'est parfait.