vendredi 25 septembre 2015

La mauvaise fréquentation

 
La mauvaise fréquentation.

— J'aime pas du tout tes fréquentations imaginaires.

Ce devait être un mardi, elle avait mis son foulard bleu vif. Elle remuait nerveusement sa cuillère dans son café. Alors qu'elle n'avait pas même pas mis de sucre. Ce n'était pas bon signe. Julie Vignon de Courcy, elle, laisse son sucre fondre dans le café pendant qu'elle reste là, songeuse. Et c'est beau. Mais Alice qui touille son café sans raison, c'est mauvais signe. Un peu comme un train qui arriverait à Hadleyville.

Vraiment pas du tout. C'était marrant au début, mais tu commences à m'inquiéter Alek. J'ai l'impression que tu ne fais plus la différence.

Accoudé au comptoir, je voyais Louis en train de s'enchainer son quatrième pastis de la matinée. Louis avait pris l'habitude de mettre une ceinture et des bretelles. Je n'aimais pas trop Louis. Je n’ai aucune confiance en quelqu’un qui porte à la fois une ceinture et des bretelles. En quelqu’un qui doute de son pantalon.

Tu es en train de te faire bouffer la tête avec ses conneries. Est-ce que tu m'écoutes au moins ?

Elle avait posé sa cuillère sur la table et a bu son café d'une seule traite. Je sentais qu'il fallait que je dise quelque chose. C'était peut-être vrai ce qu'elle me racontait après tout. Est-ce que je ne suis plus capable de faire la différence ? Est-ce que je crois vraiment que tout ça est vrai ? Dites Mrs Torrance, est-ce que Danny est là ?

Je ne dis pas que je ne suis pas sensible à l'effort, mais trop, c'est trop, tu comprends ?

Mais elle se trompait surement. Je sais bien moi ce qui est réel. J'ai encore des sensations, des souvenirs. Ça avait commencé comme une plaisanterie. Après le troisième rendez-vous, elle m'avait avoué qu'elle aurait aimé un peu d'imprévu dans sa vie. Que je manquais un peu de fantaisie ! Qu'elle aimerait plutôt sortir avec un homme comme Georges Kaplan, mais si, tu sais, Cary Grant dans North by Northwest. Voilà un type qui même pris dans une machination dont il n'a pas idée s'en sort toujours et de manière de plus en plus improbable. Elle disait qu'elle aimerait que sa vie ait plus de péripéties. Que je devrais essayer.
Fais-le ou ne le fais pas, mais il n'y a pas d'essai. C'est bien connu. C'est même elle qui me l'a appris. Et je voulais revoir Alice. Alors le lendemain, ça n'avait pas trainé. Je m'étais gominé les cheveux, j'avais mis un costume, et je l'avais emmené sur le terrain de l'aéroclub du coin pour lui refaire la scène de l'avion. Qu'est ce qu'on avait ri avant de se faire jeter par le gérant.

Je veux dire, oui, c'est impressionnant, mais regarde toi, franchement, ça devient carrément n'importe quoi. Faut que tu réagisses, Alek.

On a rapidement pris le pli. Ça me plaisait bien aussi faut dire. Dans le métro, on descendait toujours à la prochaine. Quand on passait par la gare, on croisait trois types qui attendaient et dans ces trois types il y avait trois balles. Paris était tout petit pour ceux qui s'aimaient comme nous de ce si grand amour et quand on se rendait chez un copain à une demi-heure de chez nous, on y était en dix minutes. C'était pratique. Mais c'était un jeu.

Je vais te dire Alek, je sais pas si je vais pouvoir continuer comme ça.

Tant qu'elle ne l'a pas clairement dit, ce n'est pas fini. Jusqu'ici tout va bien. Mais je sais bien que l'important c'est pas la chute, c'est l'atterrissage. Qu'est ce que je peux lui dire ? Que c'est de sa faute ? De la mienne ?

Je sais pas quoi te dire. J'ai adoré galoper avec John T. Chance, partir sur les routes avec Robert Kincaid, enquêter avec Marlowe, et danser avec Andy Miller. Mais je crois que ça t'a un peu trop atteint.

Atteint, mais pourquoi atteint ? Je sais bien moi que dans l'ouest, quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende. Je n'avais pas vraiment le choix, elle n'aimait pas Alek alors je suis devenu cette légende. Forcément, l'acclimatation a été difficile. Travis Bickle ne pouvait pas s'empêcher de demander à la boulangère si c'était bien à lui qu'il parlait, Vito Corleone faisait des propositions que le guichetier de La Poste ne pouvait pas refuser, et Paul Volfoni n'arrêtait pas de demander au patron s'il y avait de la pomme dans son vitriol. Mais bon, on s'adapte quoi.

Je ne sais plus qui tu es, Alek. C'est dur pour moi, tu comprends.

Une larme coule le long de sa joue. Ça me fend le coeur. Et personne pas même la pluie n'a de si petites mains. J'ai envie de lui dire de ne pas faire ça, mais les mots restaient bloqués dans ma gorge. Moi qui croyais qu'on était les fils de pute les plus chanceux du monde. Non, je ne comprenais pas. Je sais bien que je n'avais pas besoin de courir le monde après mon destin comme un cheval sauvage. Mais elle l'avait voulu. J'étais maintenant taillé dans l'étoffe dont on fait les rêves.

Je suis réel, tu comprends ça ? Je suis réel, et toi…

Et moi, quoi ? Je suis quoi ? J'existe pas peut-être ? Puis exister, après tout ça ne veut rien dire. Le coup le plus malin que le diable n’est jamais fait c’est de faire croire à tout le monde qu’il n’existait pas. Je suis juste allez un peu plus loin.

Toi tu es devenu évanescent, tu apparais en vingt-quatre images par seconde. Tu es en deux dimensions, c'est perturbant pour les gens, comprends-le. Toutes les quinze minutes, je vois la brulure de cigarette du projectionniste en haut à gauche de ton épaule. Merde, Alek, tu me parles en digital surround, tu te rends compte ?

Et alors, c'est pas mieux ? Certes, ça rend certaines choses un peu plus complexe. Quand j'entends du Wagner, j'ai envie d'envahir la Pologne, et j'admets qu'au petit matin, mon appart a des relents de napalm, mais on s'y fait non ? Et puis j'ai trouvé un chouette job à la cinémathèque. Tu en voulais du rêve, tu en as.

Je ne sais pas ce que je vais faire.

Je suis devenue un personnage de film. Voilà. Je me suis réveillé un matin, imprimé sur pellicule. Mais est-ce que ça veut dire que je ne suis pas réel ? Après tout, je t'aime, je suis fidèle, je suis un homme de paroles, courageux, romantique et j'embrasse comme un dieu. D'accord, je n'existe pas. Mais bon.

Personne n'est parfait.





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