lundi 7 septembre 2015

Une photo

A Antoine

      Quand, assis à mon bureau, je lève les yeux, je vois, accroché au mur, la photo d'un copain.

   C'est vrai que cette phrase n'a l'air de rien comme ça. Vaguement bancal au niveau du rythme. Certainement sans intérêt. Ce n'est pas une façon de commencer un texte. Pourtant les faits sont là. Je n'y peut pas grand chose. Quand, assis à mon bureau, je lève les yeux, je vois, accroché au mur, la photo d'un copain et c'est comme ça.
   Pour comprendre l'intérêt de cette phrase,  il serait nécessaire que je fasse preuve de précision. Il est des soirs comme ça où l'on ne peut plus se contenter de l'habituel brume où notre esprit s'engoue. De la très vague réflexion dont on se satisfait paresseusement. De la facilité qui nous pousse à réfléchir plutôt demain peut-être si le temps le permet.
   Non. Ce soir, j'éprouve le besoin de devenir précis. Alors une photo finalement, c'est un point de départ comme un autre. Ça a l'avantage d'être au moins un peu net. Ou au moins de proposer un cadre. On décrit ce que l'on voit, le plus précisément possible, et ça ira mieux.
   Voilà.
   Quand, assis à mon bureau, je lève les yeux -ce qui m'arrive à chaque fois que je me mets à divaguer- je vois, accroché au mur, la photo d'un copain.
   Quand je dis la photo d'un copain, je ne veux pas dire que la photo représente un copain mais plutôt que c'est une photo prise par un copain. Il faudrait sans doute que je vous parle du copain, des circonstances, du contexte général. De ce que représente la photo aussi. Puis que je fasse étalage des conclusion que j'en ai tiré. Oui. Comme ça ce serait bien. Ce serais plus logique. Mais je ne sais pas si ce soir, j'ai tellement envie d'être logique. Parce que finalement, je ne sais pas si la logique à grand chose à voir la-dedans. Mais il faut essayer. La photo est bel est bien en face de moi et il va bien falloir que j'en tire quelque chose.

   Disons d'abords qu'elle est en noir et blanc. Je ne sais pas finalement si ça sert le propos mais ça donne au moins un certains cachet à l'œuvre. Pardon, à la photo. Le copain m'en voudrait que je qualifie ses œuvres d'œuvre. C'est que les copains aussi ont leur susceptibilités qu'il faut ménager même si on a envie d'être précis. Surtout d'ailleurs quand on a envie d'être précis. Et il serait regrettable que - à force de vouloir préciser-  ma relation amical avec ce copain en pâtisse. A préciser des choses, on remue ce que l'autre a voulu cacher dans ses méandres. Et je sais bien que personne n'aime trop que l'on remue ses méandres. Il faut que je m'attache à rester concentrés sur mes propres méandres - ce qui demande déjà une certaine somme de boulot- plutôt que de me mêler des méandres des copains. La précision c'est compliqué.

   Donc une photo en noir et blanc, prise il y a environ neuf ans, au milieu du printemps, au Népal, et offerte par le copain quelques six mois plus tard à la fin de notre année de colocation contre une affiche récupérée dans la rue dont j'étais alors le propriétaire. L'affiche représentait la photo bien connu - en noir et blanc elle aussi- d'un vieillard et d'une petite fille possiblement tsigane - sans certitude - mais en tout cas dépenaillé en train de regarder au loin. En haut à gauche de l'affiche, on pouvais lire : La pauvreté n'est pas un délit, laisser quelqu'un à la rue est un crime et devais être signé par le Secours Populaire ou Action contre la faim. A vrai dire, je ne m'en rappelle plus très bien. Mais j'ai besoin de précision. Si, ça me reviens. Fondation Abbé Pierre en guise de signature. Je m'en souviens maintenant. A vrai dire quand je vois la photo du copain, je revois aussi cette affiche qui trônait dans notre salon. Pourtant la photo ne présente pas tant de similitude avec l'affiche. A part le noir et blanc. Et encore. Si le noir et blanc devait être un facteur commun, on en n'aurait pas fini avec les amalgames. Et justement, je ne veut pas amalgamer mais préciser. Donc il faudrait dire que quand je regarde cette photo, je vois aussi, cette affiche juste derrière. C'est comme ça.
   Donc une photo troqué contre une affiche qui me tenait à cœur trône au milieu du mur face à mon bureau. La photo représente un paysage que l'on ne distingue pas puisqu'il s'agit essentiellement d'un paysage de ciel brumeux. Ce qui avec le flou, crée surtout un aplat blanc non identifiable. Pas de montagnes, pas d'horizon, rien. Si je n'avais pas su par le copain que la photo avait été prise au Népal à la fin de la guerre civile, je n'aurais jamais pu le deviner. Oui parce que c'était pendant la guerre civile de 2006 au Népal. Je le sais parce que le copain me l'a raconté et que je me rappelle à l'époque avoir suivi les informations népalaises pour la seule et unique fois de ma vie. Ça  n'est donc pas représenté sur la photo mais dans l'immensité du blanc, on peut, à sa convenance rajouter les images de la guerre et de la souffrance népalaise que mon copain a également ramené mais qu'il ne m'a pas laissé puisque je n'avais plus d'affiches à lui troquer. Et puis l'aplat blanc permet de toutes les afficher d'un coup.
   La photo représente aussi au premier plan, toujours un peu flou, et dans des tons très noirs, très contrastés, à gauche sur sur toute la longueur un tronc d'un arbre, dont on voit les feuilles tomber sur la largeur du haut et ses racines grandir sur celle du bas. Ce qui donne à cette photo - qui, au centre, est rempli de ciel laiteux, je le rappelle - un cadre dans le cadre. Un cadre ouvert sur la droite. Un espoir d'évasion, ou une fuite en avant si on prend le sens de lecture occidentale.
   Je dis fuite en avant parce que c'est comme ça que mon copain m'expliquait, avant de partir, l'importance de son voyage au Népal. Il voulait faire sa fuite en avant, ne pas construire ou vivre ce qu'il vivait sur le moment mais partir loin s'ouvrir, pour s'oublier un instant.
   Je ne dis pas qu'il a raison. Mais quand je vois ce cadre dans le cadre lorsque je divague à mon bureau, et bien j'entends encore cette argument qu'il m'avait asséné pendant les quelques mois qui précédèrent le départ. Je vois cette ouverture sur la droite, et je vois la fuite en avant.
   Je distingue dans cette arbre, dans ce cadre, l'appartement que nous partagions alors, sous les toits, le plafond variant entre deux mètres et quarante centimètres de hauteur selon où l'on se plaçait dans la pièce ou dans la chambre. Pour ma part, j'avais décrété qu'un matelas à même le sol de ce coté-ci de ma chambre ferait une très bonne couche et permettrait une utilisation optimal de mon espace alloué. Et, malgré quelques réveils en sursaut qui ont contribué à me faire une tête dur ou cabossé, je n'en ai pas démordu pendant cette année de colocation. Je vois dans ces feuilles menaçantes ce fameux plafond, et j'imagine au dessus le toit de l'immeuble auquel nous avions accès et les soirées passées à contempler la rumeur de la ville.

Enfin dans ce cadre inachevé sur la droite, sur ce fond de brume indéfinissable, au centre de la composition on distingue sans le moindre doute, une silhouette humaine. Cette silhouette est celle - vu sa corpulence et sa taille - d'un enfant. Probablement un garçon. Je dis probablement parce que d'une part on ne distingue pas son visage, et que d'autre part je me dois d'être précis et d'exposer mes doutes également. Donc la silhouette d'un probable garçon jouant à conduire un cerceau avec un bâton. Ce jeu, désuet dans nos régions, me renvoie sans peine aux souvenirs de mes lectures de jeunesse où l'on me montrait des enfants de mon âge en train de jouer à de tels jeux. Ce jeu m'évoque mon père, qui parfois entre ses silences, laissait entendre qu'il fut lui aussi un jour un enfant bien que je peinais à le croire.
   Ce qui est particulièrement marquant dans cette photo, c'est que l'enfant et le cerceau ont été pris dans un moment de grâce, presque aérien. En effet, ni l'enfant, ni le cerceau ne touche le sol. Preuve en est, le fin liseré blanc que l'on distingue entre les racines et les pieds de l'enfant et du cerceau. Et il court, non pas vers le tronc à gauche mais bien vers l'ouverture à droite. Ces deux éléments me rendent ce personnage presque irréel. Je vois cette photo comme un temps suspendu, un acte gratuit, précieux. Un moment juste.
   Et je crois que cette enfant qui fuit en avant, le cerceau à la main, l'attitude insouciante et espiègle que je lui prête dans ce contexte de guerre civile au Népal, n'est rien d'autre en fait que le portrait en silhouette de mon copain. Et qu'à chaque fois que je vois ce petit bout d'homme, je repense à mon copain. A ses souvenirs de voyages qui furent tant d'espérances - à défaut d'expériences - pour moi. A ce qu'il me racontait des hôpitaux de Katmandou en pleine guerre civile qu'il a pu visiter lors de sa crise d'appendicite à la fin du voyage. Je vois dans la clarté du ciel népalais les vallées désertiques en Turquie où l'on peut vivre en troglodytes. Je vois dans les racines les copains qui me portent, ceux qui me racontent leur souvenir de Marrakech, de Brasília, des favelas, du carnaval. Je revois trop brièvement, dans les racines des arbres celui qui est partie vivre chez les Papous. Et celui là qui me racontait la force du vent islandais, cet autre qui me disait la sècheresse et l'amour de Ouagadougou. Je les revois tous, avec leur images, leurs sons, leurs odeurs qu'ils portaient avec eux. Et surtout leurs fuites en avant, le cerceau à la main comme seule arme contre la brutalité du monde.


Voilà, pour être précis, on dira que quand, assis à mon bureau, je lève les yeux, je vois le monde. Et puis un peu d'espoir là sur la droite.

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